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lundi 17 février 2014

La dérive de la prison la plus sécurisée de France

André Breton a un sourire fatigué. Trente-sept ans de pénitentiaire, entré dans l'administration comme simple surveillant, il a gravi tous les échelons et dirige désormais le rude centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe, dans l'Orne.
 
 
L'Orne, morne plaine. La prison s'étend sur 35 hectares sous un éternel crachin ; pas de voisins, une immense prairie qui vient buter au milieu de nulle part sur les hauts murs d'enceinte de la prison la plus sécurisée de France.
 
On y enferme pour neuf à douze mois les détenus les plus dangereux, les plus violents, ceux qui ont été exclus de tous les autres établissements et qui purgent des peines infinies, vingt-cinq, trente ans, perpétuité. Le temps de retrouver un semblant de vie collective, avant de retourner dans un régime de détention plus souple.

Le directeur a travaillé deux ans sur le projet d'établissement, le centre a coûté 65 millions d'euros. Il a fait modifier mille détails pour l'améliorer et estime que ses demandes ont dû coûter pas loin du million d'euros. Condé a enfin ouvert le 29 mai 2013, prudemment, avec aujourd'hui 68 détenus pour 204 places. Et a tout de suite tourné à la catastrophe.

46 % DES DÉTENUS ONT ÉTÉ EXCLUS D'AUTRES CENTRALES

Le 30 décembre 2013, un surveillant stagiaire est pris en otage pendant quatre heures par deux détenus. L'un, condamné 14 fois, passé par 83 prisons et libérable en théorie en 2024, l'autre, 28 condamnations, libérable en 2031. L'un était là depuis quinze jours, l'autre depuis deux mois. Tous deux ont été condamnés à huit ans de prison supplémentaires.

Le 2 janvier, un surveillant est attaqué à coups de poinçon par un homme condamné à 18 ans de réclusion, qui a pris trois ans de plus. Le 9, un surveillant est agressé avec un pic en bois au sortir du terrain de sport par un détenu de 32 ans, dont 13 de prison, condamné à quatre ans supplémentaires.
Le lendemain, un directeur adjoint est blessé lors d'une fouille de cellule par un homme de 37 ans, qui a connu 21 établissements. Libérable en 2020, il a été condamné à trois ans de plus. Le 10 février enfin, un détenu qui se refuse à sortir de l'isolement a légèrement blessé un surveillant à la main. « Nous avons connu 18 agressions physiques significatives depuis l'ouverture, soupire André Breton. J'ai été quelque peu effaré par ces incidents, ce n'est pas anodin. » 46 % des détenus de Condé ont été exclus d'autres centrales, 44 % pour violence. Les armes ont toutes été fabriquées en prison, un manche de fourchette patiemment aiguisé, un bout de boîte de conserve affûté et emmanché sur une brosse à dents.

« LE PERSONNEL A SUBI DES TRAUMATISMES »

André Breton le manifeste peu, mais reconnaît qu'il a été affecté. « Le personnel a subi des traumatismes. On constate une certaine fragilité psychologique, une certaine appréhension, avec toujours le risque de se faire agresser dans la coursive. » Les avocats d'Alençon refusent désormais « de mettre les pieds » à Condé, assure leur bâtonnier. A la grande stupeur de leurs confrères.
La prison est propre, neuve, glaciale. Trois bâtiments parfaitement étanches, avec leur propre unité de vie de 17 cellules, leur terrain de sport, leur minuscule cour de promenade, agréable comme un frigidaire des pays de l'Est. Les couloirs sont déserts, les détenus ne peuvent pas se croiser, les portes des cellules sont fermées en permanence, contrairement à beaucoup de centrales. Les cellules, individuelles, sont très correctes, au moins 12 m2 avec douche, W-C, frigo, (petite) fenêtre. Quatre unités de vie familiales, de petits appartements un peu tristes où les détenus peuvent retrouver leur famille, pour 48 ou 72 heures. Pas de desserte en bus, les familles doivent se débrouiller.

 

Le centre pénitentiaire d'Alençon-Condé-sur-Sarthe, le 29 janvier.

« La structure est top, elle est au point pour des gens très compliqués, explique Jérôme, un premier surveillant de 50 ans. Ils l'ont rendue le plus sécuritaire possible, mais à l'intérieur, il y a des bonshommes, ça leur a un peu échappé. Des types virés de partout, qui sont en guerre contre le système. On a été d'une patience infinie pendant six mois. » Un détenu, à chaque fois qu'on ouvre sa porte, leur jette à la figure ses excréments, un autre, à la moindre contrariété, menace de les frapper.
« On a été obligé de lâcher du lest, et quand on n'a plus pu dire oui, ils sont passés de l'agression verbale à l'agression physique, raconte Jérôme. On nous demande de nous plier aux détenus, c'est aberrant, parce qu'ils sont ingérables. Il faudrait serrer la vis, le rapport de force est brisé. Pour faire du social, il faut parler. Et on ne peut pas parler avec un couteau sous la gorge. Les gens ne se rendent pas compte à quel point les détenus sont en révolte. »

Pas tous. Une quinzaine explose régulièrement, les quartiers disciplinaires et d'isolement sont complets. Les autres supportent mal. Emile, 52 ans, est détenu à Condé depuis septembre 2013, assure n'avoir jamais versé une goutte de sang, mais n'a cessé d'essayer de s'évader. De condamnation en condamnation, il a pris 41 ans de prison. Il peut espérer sortir en 2039. « Ici, on est enterré vivant. La structure n'est pas adaptée comme les autres centrales – je les connais, j'y ai passé vingt-cinq ans. Ici, c'est un grand quartier d'isolement. »

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Il trompe le temps en écrivant un livre sur la correspondance de la géographie terrestre avec les signes du zodiaque, il n'y a plus que ça qui le maintient. Il gagne autour de 500 euros par mois en travaillant en atelier, on lui en prélève une partie pour rembourser ses victimes, la location du frigo coûte 5 euros, la télé 18, il a pour 100 euros de téléphone par mois – des numéros préenregistrés et évidemment écoutés – « et j'ai plus rien à envoyer à mes enfants ». Emile a de petits rêves simples, pouvoir être à plus de sept en même temps dans la bibliothèque, que la prison ait une machine à laver. Il regrette la centrale de Saint-Maur (Indre), où il a purgé cinq ans – pour lui, c'est clairement la meilleure.

Mouslem aussi a un bon souvenir de Saint-Maur. A Condé, il distribue les repas, le linge, lave les coursives, vide les poubelles. 230 euros par mois, il lui en reste 190 après prélèvement. « La gamelle, c'est pas très bon. Les gens prennent le yaourt, les fruits, le pain. Je jette le reste, si c'est pas malheureux. » Il est boxeur, 90 kg de muscle, les nerfs à fleur de peau.

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Dix ans de prison, encore quatre à purger. « Je n'ai rien à faire là, je ne suis pas un criminel, dit l'homme de 32 ans. On a ramené ici tous les fatigués de la tête de l'Hexagone, je n'ai rien à faire avec les fous, des mecs qui coupent des têtes, des tarés, des malades. Je suis entré en prison pour violence, or ici c'est encore plus violent. Il faut côtoyer ces gens-là ? » Lui assure avoir compris qu'à Condé, « on peut pas gagner. On peut mettre des coups, mais c'est perdu d'avance ».

L'administration pénitentiaire, pour calmer le jeu, a suspendu les entrées. Les détenus ne seront plus que 62 fin février, les 189 surveillants, tous volontaires – dont une moitié de stagiaires – vont suivre une formation renforcée, pour faire face à ces bouffées de violence. Le directeur va multiplier les activités, mettre en place « un régime différencié » – un bâtiment réservé aux cas les plus durs, un second plus souple, le troisième qui servira de sas pour la sortie. C'était le projet initial, qui a capoté devant les agressions. Et sans doute le seul moyen de redonner confiance à l'équipe et de rendre la vie à Condé un peu plus vivable.

Le Monde

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