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mardi 4 mars 2014

Grand-Est - Vidéo, clash et business derrière les barreaux

Un rappeur gère sa marque de tee-shirts et diffuse des clips depuis sa cellule, d’autres défient les gardiens : l’explosion des smartphones bouscule les règles de l’univers carcéral.
          
Un membre du           collectif Gangster D-Ter dans la cité du Neuhof à Strasbourg.
 
Keffieh sur tee-shirt «Gangster D-ter». C’est le dress code d’une partie des jeunes du Neuhof, le quartier sensible du sud de Strasbourg. «En soutien à nos frères enfermés», lâche Youssef (1), 25 ans. La ligne de vêtements a été lancée par un détenu, Marlo, qui a «plongé pour treize ans» pour des trafics de stupéfiants et a créé la marque depuis sa cellule de la prison de Montmédy (Meuse). Les fringues sont désormais commercialisées via eBay ou vendues sur les marchés. Gangster D-ter, rapport au «ter-ter», le quartier, dans le jargon de la banlieue. Et puis D-ter pour «déterminé». Attention, pas déterminé à en découdre, mais «à s’en sortir»,assure Youssef. A travers la musique, le rap.
Couteaux.Gangster D-ter est un collectif d’artistes. Bien qu’incarcéré, Marlo a enregistré plusieurs titres, dont 5 mn à cœur ouvert, posté sur le Web grâce à son téléphone portable. Un titre dans lequel il raconte, non sans talent, son quotidien derrière les barreaux, se demande «comment un homme enfermé peut devenir meilleur». Sur la chaîne YouTube Gangster D-ter TV, il y a aussi Amine la Famine, Skozzy, Krimo, Rifin, Kahis…
Adossé à un immeuble délabré du Neuhof, Youssef raconte, les pétards tournent et la bande autour ricane, provoque. Car la marque a bénéficié d’une publicité égratignant quelque peu l’image de gentils repentis que défend Youssef, visiblement désigné attaché de presse du collectif. Tout est parti, l’année dernière, d’un clash avec Morsay, personnage énigmatique, rappeur du «9-2» (les Hauts-de-Seine), auteur prolixe de vidéos provocantes sur le Web. Lui aussi vend des tee-shirts. Sa marque : «Truand 2 la Galère». Rifin 67, un membre fondateur des Gangster D-ter, poste alors depuis sa cellule de Toul (Meurthe-et-Moselle) une vidéo de réponse à Morsay. Echange d’insultes et de menaces en règle. Jusqu’à ce que des détenus de la centrale de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) s’en mêlent, prenant le parti des Gangster D-ter. Tous biceps dehors, trois «soldats de l’ombre», comme ils se sont baptisés, se filment en exhibant des couteaux longs comme le bras. Pas vraiment des rigolos. La vidéo fait le tour des médias.
La marque Gangster D-ter buzze encore avec un «Harlem shake» (danse loufoque) tourné en décembre à la prison de Montmédy, dans lequel les détenus cagoulés arborent des tee-shirts GDT (Gangster D-ter). Idem pour la vidéo de Krimo, tournée dans les couloirs du même centre de détention. Un cône à la main, veste de surveillant sur les épaules et tee-shirt GDT «made in» Neuhof.
Depuis, Marlo, qui n’apparaît jamais à visage découvert, est au mitard. «On n’ose plus bouger, on a peur que ça lui retombe dessus», confie Youssef, convaincu que ce sont «les matons qui font entrer les téléphones pour arrondir leurs fins de mois». Pincé avec un portable, Marlo a pris dix mois de plus alors que sa peine était aménageable et que, «grâce à son téléphone, il avait trouvé un employeur». «Quand on les a au téléphone, c’est juste pour leur dire "te taille pas les veines"»,raconte Youssef, qui se souvient d’un «grand» du quartier, «un coriace», retrouvé pendu en cellule il y a quelques mois. Dans le groupe, quelques-uns ont connu la prison. Le portable leur a permis de «tenir», «d’embrasser les enfants le soir», de discuter avec leur femme quand elle rentre du travail. Les postes fixes, payants et sur écoute, installés dans les bruyantes coursives des prisons, ne sont plus accessibles après 18 heures. Et il faut que le numéro de l’interlocuteur soit préenregistré, qu’il ait fourni une facture…
Marlo, attendu comme le messie, devrait sortir cette année. La vente des tee-shirts servirait à financer des séances d’enregistrement en studio. Pour Youssef, il est un«exemple». Il aime son «rap de vérité», qui montre «le chemin pour ne pas tomber». «Qu’on soit en prison ou dehors, on est enfermé. Ici, on travaille, entre guillemets», décrit-il, du «business» entrecoupé de missions en intérim dans le bâtiment. «En créant le collectif, Marlo prépare d’une certaine manière sa sortie, mais il paye pour un buzz qui lui a complètement échappé. Surtout que des images tournées en prison, il y en a tout le temps !» s’insurge Youssef, qui préfère aux gros bras sanguinaires de Lannemezan la vidéo de Kahis. Une interview de vingt minutes de ce gangster D-ter qui a pris trente ans pour meurtre et dans laquelle il raconte son parcours, ses diplômes obtenus derrière les barreaux…
«Peur». En quelques clics, on tombe sur des tas d’autres vidéos, qui enregistrent tout au plus quelques centaines de vues. A la maison d’arrêt de Foix, des détenus filment des barrettes de shit, des téléphones, des chargeurs. A Nanterre, Keush the ganxta, «en direct live de [sa] cellule»,rappe qu’il est un super-héros. A Bordeaux,Villefranche, Toul, Nantes, des détenus filment leur cellule, la promenade, les séances de muscu et même le mitard. Un certain Youv tient une chronique, via des textes et des chroniques vidéo. Les profils Facebook des détenus sont actifs, les statuts mis à jour régulièrement : récits, photos de repas, pensées sur l’existence, l’amitié, la trahison, la vengeance… Sur les pages, des messages de soutien affluent. Tout est public. Un Gangster D-ter raconte avoir fait la connaissance d’une femme via un site de rencontres, elle est venue au parloir. Il dit aussi avoir créé un faux profil pour approcher l’épouse du «directeur du habs» (prison, dans le jargon des quartiers), lui faire croire que son mari avait mis «en sainte» (enceinte) une surveillante. «MDR», commentent des dizaines d’amis.
Les surveillants, eux, ne rient pas. «Les vidéos nous décrédibilisent, les profils publics sur les réseaux sociaux sont un défi à l’institution», estime Eric Gemmerlé, secrétaire général Grand-Est Ufap-Unsa. «Ce ne sont pas des clash entre groupes de rap, mais des affrontements entre gangs. Chez eux, la poésie est un art manuel et cela va finir en bain de sang. Il faut de toute urgence arrêter ça», prévient-il. «Et si les victimes tombent sur ces vidéos ?» s’inquiète Fadila Doukhi, responsable du syndicat FO pénitentiaire. Autoriser les téléphones en prison, comme l’a suggéré dernièrement le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, est pour elle une «provocation», «une menace pour la sécurité publique».Elle rapporte qu’«à Villepinte, un surveillant qui tient tête à un détenu se fait attraper par la famille sur le parking».
Les deux syndicalistes expliquent la présence massive de téléphones dernier cri par la fin des fouilles systématiques après les parloirs, l’explosion des forfaits low-cost tout illimité, les iPhone non-détectés au passage des portiques, les brouilleurs trop rares et inefficaces. Contactée par Libération, l’administration pénitentiaire n’a pas répondu. «Demain, ils utiliseront des drones. Ils ont toujours une longueur d’avance sur nous», déplore Eric Gemmerlé. Quinze jours auparavant, une fouille dans huit cellules à Mulhouse a permis de mettre la main sur six smartphones :«Nous n’avons pas les moyens de faire des enquêtes, et pas assez de place pour les mettre à l’isolement», souffle encore le secrétaire général Ufap-Unsa.
Un surveillant à Ecrouves (Meurthe-et-Moselle), qui préfère garder l’anonymat par crainte de représailles, raconte avoir entendu, lors d’un service de nuit, un détenu épeler son pseudo Facebook au téléphone. «Par curiosité, je me suis connecté et je suis tombé sur tout un réseau, des personnes écrouées chez nous !» Il fait des captures d’écran et envoie un rapport à la direction qui, en guise de réponse, l’a invité à «supprimer son compte Facebook». «C’est le monde à l’envers !» s’exclame-t-il. Aujourd’hui, il dit avoir «peur». Peur de découvrir un jour sa «photo sur un réseau social», sa «tête mise à prix», des détenus qui le «font chanter en [lui] parlant de [ses] enfants, de [sa] femme» : «Ils finissent toujours par découvrir notre identité, ils peuvent très bien aller sur l’annuaire et nous retrouver», redoute-t-il. Certaines de ses collègues se sont fait approcher via des sites de rencontres.
A la section française de l’observatoire international des prisons, la juriste Elsa Dujourdy nuance : «La majorité des détenus ayant un téléphone en font une utilisation familiale ou pour faire des démarches administratives, trouver un hébergement, répondre à une offre d’emploi.» Et puisque les téléphones sont déjà là, selon elle, c’est leur «interdiction qui doit être remise en question».
(1) Le prénom a été changé.
Noémie ROUSSEAU correspondante à Strasbourg

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