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mardi 11 août 2015

ITALIE - L'île-prison où les détenus sont aussi vignerons

Sur la petite île rocheuse de Gorgona, au large de la Toscane, les détenus de la prison travaillent pour une grande famille italienne à la fabrication de vin. Visite.  
Les détenus travaillent dans les vignes sous l'œil des gardiens. (NICK CORNISH / REX / SIPA)
 
Que peut bien produire une île rocheuse de 2 kilomètres sur 3, la plus petite et la moins connue des sept îles de l’archipel de la Toscane, battue par les vents, et qui abrite de surcroît une colonie pénitentiaire ? Réponse : elle peut produire – et elle produit – un excellent vin (2.700 bouteilles par an). Il est appelé "Gorgona", et ses bouteilles sont venues vendu 70 euros pièce dans les œnothèques et les restos chic de la côte.

Ce cépage de Vermentino matiné de Ansonica, 12,5 degrés, porté à bout de bras par les détenus, est un miracle d’intelligence et d’obstination, le produit d’un mariage public-privé inédit qui implique l’administration pénitentiaire italienne, la région Toscane et les célèbres marquis Frescobaldi.
Les Frescobaldi ? Une des plus vieilles et nobles familles d’Italie, dont l’acte de naissance remonte au 13e siècle, et qui s’occupe de vins depuis 700 ans et sur 30 générations. Son implication généreuse dans le "miracle Gorgona" aurait pu être une banale histoire de charité. Elle ne l’est pas.

Dernière chance

Gorgona : cette petite île située à 37 kilomètres de Livourne et à 60 de la Corse, 220 hectares de superficie, ressemble à un hérisson vert au milieu de flots bleu foncé. Les roches nous semblent à pic, à nous, la vingtaine de journalistes invités le 18 Juillet par les Frescobaldi à déboucher la première bouteille de la récolte 2014, et qui déboulons dans l’île à bord d’un ferry-boat.

Mais lorsque nous approchons du récif apparemment inabordable, nous apercevons une miraculeuse petite plage couronnée d’une conque sablonneuse et pentue, protégée des vents et orientée à l’Est. Ici pousse un large vignoble sur lequel veille, deux cent mètres plus haut, la forteresse de la prison. Quel spectacle ! Pins d’Alep, châtaigniers, myrtes, romarins, cistes et genets sont la végétation de base. Et ce n’est pas sans conséquence sur la qualité du vin.

Lamberto Frescobaldi, 52 ans, marquis de son état et administrateur de la maison de famille (1.200 hectares de vignes), observe avec nous la mer et l’île. Ses yeux se perdent dans le bleu magique qui nous entoure. Il nous présente ses plants de vigne comme s'il s’agissait de vieux amis, en annonçant : "le vin de la dernière chance".

"Un projet créatif"

L’histoire d’amour entre Gorgona et les nobles florentins (qui offraient autrefois leurs vins à Michelangelo en échange de quelques croquis) a commencé en 2012. Lamberto Frescobaldi raconte :
Nous étions en plein mois d’août. Je reçois un e-mail de la directrice de la prison qui me propose d’adhérer à un projet de formation professionnelle de détenus de droit commun en aidant une petite production vinicole locale. Sous le contrôle de l’administration pénitentiaire, évidemment."
Lamberto Frescobaldi se rend sur l’île , visite le vignoble, qui a été planté en 1999, parle avec les détenus. "L’un d’eux m’a frappé, un Sicilien nommé Salvatore Russo, qui m’est tout de suite apparu comme très compétent , et alors j’ai décidé de me lancer dans l’aventure, comme on jette une bouteille à la mer... une bouteille de vin, évidemment", sourit-il.

Un contrat est signé avec la Région Toscane et le ministère de la Justice : la location du vignoble s’étendra sur 15 ans au prix modique de 13.000 euros l’an. Mais surtout, elle impliquera le travail des détenus. L’ œnologue Federico Faloni et deux agronomes déboulent aussitôt à Gorgona, dix prisonniers bosseront à tour de rôle sous leur direction. Salaire : 1.000 euros par mois. "Une aubaine, ces euros", confiera plus tard Ali, 43 ans, heureux de pouvoir expédier des sous à sa famille restée au Maroc (28 des 57 détenus sont des étrangers).

Les détenus de la prison de Gorgona sont-ils heureux ? La directrice, Santina Savoca, soutient :
En tout cas ils sont libres de circuler sur l’île, aucun barbelé ne les arrête ; et surtout ils se sentent embarqués dans un projet créatif qui les aide à reconstruire leur dignité d’être humain."
Gorgona ? "Un bijou de prison qui sent bon le vin" commentera une des publicitaires embauchés par la Frescobaldi, qui participe à notre virée dans l’île.

 

Le déficit pour les Frescobaldi

Nous voici devant la prison. Des parasols blancs ont été montés, six détenus très bronzés et vêtus du long tablier bordeaux des salariés de la Frescobald, ont préparé un apéritif, dont de succulents beignets aux fleurs de courgettes.

C'est alors que le marquis ouvre le premier Magnum de "Gorgona". Emotion générale lorsque saute le bouchon. Un vin jaune clair, frais et jeune, au gout d’agrumes, de saumure, de romarin et de sauge. Les bouteilles, à l'étiquette sobre, sont d’une élégance très étudiée.

Si on imagine aisément que les détenus soient fiers de leur production, quels peuvent être les bénéfices pour les Frescobaldi, à part une meilleure visibilité et un gain d’image ? Les avantages sont minces. Car lorsqu’on fait les comptes en présence de l’œnologue et du comptable, on découvre que le soupçon qui nous avait traversé l’esprit ("les Frescobaldi ont trouvé une activité sociale aux retombées plus juteuses qu’une banale campagne publicitaire") tombe à l’eau.

Malgré le vente des 2.700 bouteilles numérotées, cette deuxième année de protectorat sur le vignoble de Gorgona n’a pas rapporté un sou dans les caisses de la maison vinicole. Au contraire, puisque la maison enregistre un déficit annuel de 105.000 euros. C’est clair : le numéro un du vin italien ne s’enrichit pas aux frais de 57 détenus.

Gorgona, toujours un mirage

Les détenus-vignerons, un passé tumultueux et des condamnations lourdes sur le dos, comme Francesco, Luigi, Adama, Samir, sont évidemment conscients que...
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