C’est un dossier explosif que Jean-Jacques Urvoas, le garde des sceaux, a depuis quelques semaines sur son bureau. La Cour des comptes dénonce dans un rapport, définitif mais non public, le grand bazar de la gestion du personnel pénitentiaire.
Il s’agit pourtant du premier poste du budget du ministère de la justice. Ce document particulièrement détaillé, que Le Monde s’est procuré, adresse trois types de critiques graves.
En premier lieu, la direction de l’administration pénitentiaire ne dispose pas d’outil rigoureux de pilotage des effectifs et de leur organisation.
Les gendarmes des comptes publics ont découvert également, après un voyage dans le dédale des mécanismes de rémunération, un certain nombre de pratiques tout simplement illégales.
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Moins importants financièrement, mais beaucoup plus sensibles politiquement, certains privilèges accordés aux représentants syndicaux se sont accumulés au gré des conflits sociaux qui ont émaillé l’histoire pénitentiaire de ces vingt dernières années.
Au moyen d’une procédure de référé, l’institution présidée par Didier Migaud demande au ministre de la justice d’apporter d’ici le 23 mars une réponse aux griefs relevés et aux neuf recommandations qu’elle énonce.
Jean-Jacques Urvoas devra aller au-delà des mesures déjà prises par la chancellerie et intégrées à ce rapport définitif. Le cabinet du ministre, qui concocte sa réponse, n’a pas souhaité répondre à nos questions et réserve la primeur de ses décisions à la Cour des comptes et aux organisations syndicales.
Une prime « illicite »
Une bonne partie des privilèges accordés aux représentants syndicaux, que le rapport de la Rue Cambon traite dans un chapitre pudiquement intitulé « une tradition coûteuse du dialogue social », remonte en fait à février 2005. Lorsque Dominique Perben était le ministre de la justice dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, a été conclu un protocole d’accord relatif à l’exercice du droit syndical.
Le protocole de 2005 a eu « un effet multiplicateur », tant sur le temps consacré aux activités syndicales (décharge d’activité de service et autorisation d’absence) que sur le nombre d’agents concernés. Parmi les « situations irrégulières » relevées, 226 agents, qui bénéficient d’une décharge de service de 40 %, n’effectuent pas la moindre journée à leur poste de travail dans l’année, grâce à un cumul avec des autorisations d’absence.
Une situation étonnante alors que les prisons souffrent d’une insuffisance chronique de surveillants.
Dans le jeu complexe de la comptabilisation du temps de travail lié aux rythmes des équipes qui se succèdent 24 heures sur 24, la pratique en vigueur à l’administration pénitentiaire permet aux représentants du personnel de toucher des heures supplémentaires et des jours de récupération indus.
Quant à leurs congés, ils « ne font l’objet ni de comptabilisation, ni de contrôle ».
Autre dispositif octroyé en 2005, « une compensation financière pour activité syndicale » versée à certains permanents syndicaux. Ils perdent de fait une partie des primes liées au travail en détention.
En 2014, près de 200 agents ont ainsi perçu 2 668 euros en moyenne. Une prime sans « aucun fondement réglementaire (…) qui doit être regardée comme illicite », tranche l’institution présidée par Didier Migaud.
Quant aux téléphones mobiles et ordinateurs portables « prêtés » aux organisations syndicales, l’administration s’est avérée incapable d’en chiffrer le coût, ni de dénombrer les restitutions.
Un outil de gestion des bas salaires
Le rapport relève avec satisfaction que la directrice de l’administration pénitentiaire, Isabelle Gorce, a entrepris en janvier 2015, avant l’enquête de la Cour des comptes, de mettre fin à certaines pratiques, comme le versement d’une indemnité de « draperie civile » de 534 euros par an pour les permanents syndicaux qui sont dispensés d’uniforme. Des négociations ont été ouvertes depuis sur d’autres primes.
Ces avantages illustrent une sorte de tradition maison.
L’ensemble de la gestion du personnel est marqué de ces arrangements destinés à contourner une grille salariale contrainte.
Ils sont le résultat des rapports de force entre les organisations syndicales et un pouvoir politique qui n’a pas été regardant pendant des décennies sur la façon d’acheter la paix sociale.
Et sont d’autant plus significatifs qu’ils concernent une population dont les salaires sont souvent modestes.
Alors que la pénitentiaire est l’un des seuls métiers de la fonction publique que l’on peut intégrer sans diplôme et où l’ascenseur social fonctionne encore, la rémunération mensuelle nette des personnels de surveillance, hors officiers, s’échelonne de 1 500 euros, pour un surveillant premier échelon, à 2 500 euros, pour un major dernier échelon. Hors heures supplémentaires.
Là aussi, la gestion des heures supplémentaires a dérivé, comme un outil de gestion des bas salaires qui arrange tout le monde.
Nombre de surveillants préfèrent des journées à rallonge (douze heures) qui permettent de cumuler à la fois les heures supplémentaires et les jours non travaillés pour rejoindre leurs familles, souvent éloignées de leur lieu d’affectation.
Une organisation qui vient gonfler la masse salariale, sans résoudre le problème des postes vacants. Surtout, ces rythmes de travail augmentent la fatigue des agents… et les arrêts maladie. Le taux d’absence pour les personnels de surveillance dépasse les 25 % et aggrave ainsi les problèmes de sous-effectifs, de conditions de travail et de sécurité.
La poussière sous le tapis
La spirale est à la fois coûteuse et inefficace. Le tout, dans une certaine opacité. La Cour des comptes dénonce en particulier l’absence de contrôle interne sur le logiciel de comptabilisation des horaires.
« Les critères et les modalités d’attribution de certains éléments de rémunérations sont tels que le contrôle du bien-fondé de leur versement ou même parfois la simple connaissance du montant global versé annuellement devient impossible », peut-on lire.
Alors que les emplois dans l’administration pénitentiaire ont augmenté de 9 % entre 2009 et 2014, la masse salariale a augmenté deux fois plus vite (+ 17,7 %), notamment sous l’effet des primes et indemnités (+ 23,5 %).
Résultat de cette dérive, le plafond d’emplois autorisé par la loi de finances a été systématiquement « sous-exécuté » sur la période, ce qui n’a pas empêché la pénitentiaire de dépasser son budget au détriment des autres missions du ministère de la justice.
Pour Jean-Jacques Urvoas, qui n’avait pas prévu de devoir répondre à un tel réquisitoire à peine arrivé place Vendôme, la partie s’annonce particulièrement délicate. Il va falloir montrer que les problèmes sont pris au sérieux, sans prendre le risque d’un nouveau conflit social dans les prisons.
Nombre de ses prédécesseurs se sont contentés de mettre la poussière sous le tapis ou même d’aggraver les dérives pour avoir la paix.
Le Monde
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