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vendredi 6 mai 2016

Système D dans les prisons surpeuplées des Philippines

Jamais les pénitenciers de l’archipel n’ont été aussi remplis, avec un taux d’occupation de 316%. 


Visite de deux établissements proches de la capitale, dont l’un est le plus peuplé du pays avec 23 000 captifs

«J’ai rejoint le gang pour avoir ma propre piaule, après un an à récurer les toilettes.» Sous son tee-shirt de bagnard, Jimmy*, 48 ans, exhibe l’emblème du gang «Sigue-sigue Sputnik» tatoué dans son dos: un flamboyant vaisseau spatial, du nom d’un lointain groupe cyberpunk britannique.



En récompense de son ralliement au gang, Jimmy bénéficie désormais d’un recoin attitré («kubol», abri en tagalog, la langue principale de l’archipel), près du dortoir qu’il partageait autrefois avec 800 prisonniers, à la Quezon City Jail, dans la banlieue nord de Manille.

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Avec presque 3500 détenus, soit plus de quatre fois sa capacité d’accueil, c’est l’une des prisons les plus surpeuplées des Philippines. Masque plaqué sur le visage pour se protéger des risques de transmission de tuberculose, Roselyn Carta, inspectrice en chef et l’une des rares femmes présentes dans cet univers d’hommes, a de la peine à se frayer un chemin parmi la foule massée dehors, en quête de fraîcheur: «Le soir, certains couchent sur le terrain de basket-ball.»

«Urgence humanitaire»

Certains des bagnards se retrouvent avec moins de deux mètres carrés chacun, alors que la norme de construction locale requiert 4,7 m2. «La surpopulation carcérale est une question d’urgence humanitaire aux Philippines», scande Vincent Ballon, chargé de l’épineux dossier à l’antenne philippine du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Rendre visite aux prisonniers fait partie des missions de l’organisation basée à Genève. Les entretiens avec les prisonniers se déroulent sans témoin et restent confidentiels. «On exige d’avoir accès à tous les détenus et ce de manière répétitive», explique Vincent Ballon.

En 2014, on dénombrait 120 000 détenus pour près de 100 millions d’habitants dans l’archipel. En 2015, la population carcérale est passée à plus de 140 000 (140 pour 100 000 habitants, loin devant les Etats-Unis, champions avec 716 pour 100 000 habitants). Les prisons philippines sont les plus surpeuplées d’Asie et se classent cinquièmes à l’échelle mondiale parmi les pays recensés par l’International centre for prison studies (ICPS), avec un taux d’occupation de 316%, là où il s’élève à 116% en France, 96% en Suisse.

Pour remédier au problème de surpopulation mais aussi favoriser la réinsertion, les détenus sont encouragés à participer aux activités les plus diverses: cours de morale dispensés par les organisations religieuses; ateliers manuels de réparation ou de peinture assurés par les détenus eux-mêmes en fonction de leurs compétences; chorale et même cours de danse. Reprise par 1500 prisonniers, la chorégraphie de Thriller d’un pénitencier de Cebu devenu attraction touristique dans le centre du pays, a enregistré 45 millions de vues en ligne.

Des crédits de «bonne conduite»

En plus d’un an, une cinquantaine de détenus ont bénéficié d’une remise de peine grâce à un système crédits de jours. «A la prison de Quezon City, vous gagnez trois jours et demi si vous étudiez, deux si vous faites un petit boulot, un juste si vous vous tenez à carreaux. Il est possible de cumuler jusqu’à huit crédits par série hebdomadaire, soit plus que les sept jours de la semaine», détaille Roselyn Carta. L’impact sur la récidive reste néanmoins périlleux à évaluer. Jusqu’ici, les crédits de «bonne conduite» sont comptabilisés sur le papier uniquement, avec des erreurs parfois. La compilation informatique, pour lequel le CICR a financé en partie l’achat d’ordinateurs, vient juste de démarrer.

«Le pire, c’est que seuls 10 à 20% des détenus sont ensuite effectivement reconnus coupables et condamnés aux Philippines», reprend Vincent Ballon. Philippin de 41 ans, Raymund Narag en sait quelque chose: durant presque sept ans, il a croupi dans cette même prison de Quezon City, pour un meurtre qu’il n’a même pas commis. «J’avais seulement 20 ans lors de mon incarcération, encore ignorant des choses de la vie», témoigne-t-il. Quelques jours avant la cérémonie de remise de diplôme, le brillant étudiant en droit est accusé du meurtre d’un camarade de promotion, avant d’être finalement blanchi et recouvrir la liberté en 2002. «Les assassins ont agi masqués. J’étais très populaire à la fac. Quelqu’un a fini par lâcher mon nom, sans doute par jalousie», affirme Raymund Narag.

Malgré tout, l’ex-taulard décide de mettre à profit sa détention de «manière productive»: il accepte un jour de rédiger la lettre d’un analphabète destinée à sa famille, s’improvise ensuite écrivain public tandis que de plus en plus de détenus le sollicitent pour préparer leur défense. A sa sortie, c’est décidé: il veut consacrer le reste de sa vie aux prisons et accomplit un doctorat en administration pénitentiaire aux Etats-Unis, pour lequel il étudie les prisons du monde entier.

«En Occident, c’est l’incarcération totale qui prime: il s’agit de surveiller à tout instant le moindre mouvement du détenu. Ce que n’ont pas forcément les moyens d’accomplir les pays en développement, où c’est davantage le système D, entre autogestion assurée par les détenus eux-mêmes en Amérique latine, ou la cogestion partagée avec les gangs comme ici aux Philippines. Pour moi, le meilleur modèle est la prison ouverte scandinave qui s’appuie sur la communauté, mais avec davantage de ressources. Mon pays lui, dépense seulement 50 pesos [1 franc] par individu par jour. A peine de quoi s’alimenter.»

Le choix radical de la cogestion

Comble de l’histoire, Raymund Narag conseille désormais son gouvernement pour réformer son système carcéral. Bénévolement, car la paie se fait attendre. «Mon épouse commence à râler car nous aurons bientôt épuisé toutes nos économies», houspille l’ex-détenu, à mi-temps professeur assistant dans une université américaine. Il se rend régulièrement à New Bilibid, qui signifie «prison» en tagalog, situé à Muntinlupa, un faubourg au sud de la capitale.

Avec plus de 23 000 prisonniers, il s’agit de loin de l’établissement le plus peuplé des Philippines, sur plus de 500 hectares. Réputé abriter les pires criminels, le pénitencier a fait un choix radical: celui de la cogestion par les 12 gangs régionaux, faute de ressources. A grand renfort de parapluies pour protéger du soleil, le visiteur est escorté par des détenus rémunérés au pourboire. «Nous servons d’intermédiaires entre le reste des détenus et l’administration qui nous charge de la sécurité», explique Mike*, condamné à perpétuité pour meurtre, et commandant adjoint du gang Batang City Jail, représenté par un tatouage à l’effigie d’un lapin rigolard. A demi-mot, il admet que les récalcitrants sont parfois victimes de règlements de compte.

A la prison de Quezon City, Roselyn Carta a développé sa propre technique pour contourner l’influence néfaste des gangs: «Ce sont les détenus homosexuels qui occupent les postes clés.» Les principaux intéressés ne semblent pas s’offusquer de cette discrimination positive à l’embauche: «Nous sommes une centaine ici, la plupart non-membre d’un gang. On nous appelle les paperdolls [poupées en papier].»

Sucreries et DVD piratés

Dimanche, jour des retrouvailles familiales à New Bilibid. En se baladant dans le quartier de haute sécurité où sont cantonnés ceux condamnés à plus de 20 ans de réclusion, l’atmosphère ressemble à celle d’une kermesse. En dehors des horaires de couvre-feu, les prisonniers peuvent aller et venir à leur guise dans l’enceinte. Le commerce est également autorisé, et des stands bricolés proposent sucreries et DVD piratés. Sur la terrasse ombragée de la cantine, d’autres papotent avec leurs femmes venues passer la nuit, en guettant le moment où le dortoir sera enfin vide pour s’offrir un moment d’intimité.

Introduite au début des années 2000, cette mesure en particulier aurait permis de faire plonger le taux de criminalité dans la prison, relativement faible comparé à la population de l’établissement: 22 tués en 2014 selon la direction, dont deux lors d’une émeute, deux autres victimes de coups de couteau, sans compter un médecin de l’administration abattu à l’extérieur de l’enceinte.

En dehors de l’entrée, les gardes, une centaine en tout seulement, sont invisibles. Chez les barons de la drogue, des cellules sont de temps en temps transformées en hôtel de passe étoilé, avec climatisation, jacuzzi, barres de strip-tease, et même un studio d’enregistrement dans lequel un ex-escroc avait enregistré sa balade à l’eau de rose. Le clip est visible sur YouTube. «C’est loin de représenter le sort de la majorité des détenus», clament les locataires de l’ancien couloir de la mort. Au-dessus de leur tête, ils pointent du doigt l’étage intermédiaire bringuebalant encombré par une enfilade de matelas poussiéreux. Ce sont les détenus qui l’ont eux-mêmes construit pour ne plus dormir par terre. Mais l’introduction de matériaux de construction est désormais interdite.

Il est question d’édifier un site encore plus grand à quatre heures de route de la capitale. A terme, 27 000 criminels y seront transférés, soit l’une des plus grosses prisons au monde jamais construites.

* Les noms ont été changés.

Le Temps

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