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lundi 23 janvier 2017

A Villepinte, une journée avec la femme qui bouscule la prison

A 33 ans, elle dirige la maison d'arrêt de Villepinte, un mastodonte de béton surpeuplé où la moitié des caïds ont moins de 25 ans. Léa Poplin détonne.


Perchée sur ses talons, ongles vernis, la jeune directrice casse les codes et mène la révolution au bulldozer pour éviter l'explosion.


Tout se vole en prison, même les kiwis. Des centaines de kiwis. Le casse des fruits s'est déroulé samedi en cuisine, avant le déjeuner. Un larcin qui s'ajoute au bilan tendu du week-end délivré ce lundi matin à la directrice, Léa Poplin, dans une salle à l'étage de la maison d'arrêt de Villepinte, en Seine-Saint-Denis.

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« A 9h50, ce samedi, 17 g de stupéfiants ont été dissimulés au parloir », relève un gradé en polo bleu. « C'est qui, la famille ? » s'enquiert la chef, brushing impeccable. La mère et la sœur du détenu, prises sur le fait. A 11h30, un prisonnier a refusé de remonter de promenade. « Le surveillant a eu le doigt cassé, il doit se faire opérer », poursuit le gradé.

Nouveaux incidents à 17h40 et 20h15, deux mineurs en permission ont regagné leur cellule éméchés et en retard. « A l'avenir, s'ils puent l'alcool, on ne les prend pas » , décrète Léa Poplin. Et pour dimanche ? Une bagarre au bâtiment D. On croit souffler. C'est mal connaître Villepinte, l'une des plus grosses prisons d'Ile-de-France, où le profil des petits nouveaux incarcérés figure sur un registre que feuillette à haute voix le gradé : « Il y a un détenu placé seul, suicidaire élevé. Je l'ai rencontré, il est anxieux, nerveux et menace de passer à l'acte si on lui met quelqu'un en cellule. »

Parmi les hôtes du week-end, on trouve également deux « terro » (terroristes) et un « radicalisé » venus gonfler le record qui tombe chaque lundi. Comme ce jour de décembre 2016 où l'on dénombre 1.092 détenus pour 587 places, 60 matelas au sol !

« Vous verrez, on ne s'ennuie jamais à Villepinte ! » nous a prévenus Léa Poplin au téléphone. Villepinte, ses 1.092 numéros d'écrou, une ville entre les murs, un mastodonte de béton cerné par le vrombissement de l'autoroute, le passage familier des caïds du 9-3. L'une des prisons les plus surpeuplées (198 %) de France où aucun surveillant ne rêve de rester.

« On ne va pas se mentir, c'est l'archétype de la boîte pourrie », résume Léa Poplin, installée dans son bureau avec vue imprenable sur des murs gris. Une antique porte de cellule récupérée au musée de la pénitentiaire lui sert de table de travail. Du thé et des bâtons d'encens personnalisent la pièce où l'on aperçoit une photo de la jeune directrice recevant, le 5 février 2016, le garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas.

Sans se faire prier, la responsable égrène les points noirs de l'établissement : « Une population difficile de Seine-Saint-Denis spécialisée dans le trafic de stups, des jeunes agents qui se font bizuter, peu aguerris à cet univers de violence, de pression, de rapport de force. » Dans ce monde de pectoraux où vont de pair « incivilité et immaturité », souligne-t-elle, Léa Poplin détonne. Par sa jeunesse : 33 ans. Par son style : elle a les ongles vernis rouge, une jupe et des talons hauts. Par son humour : « Je suis la chef d'établissement la plus discount de France ! »

Villepinte lui a été proposé en premier commandement. Du jamais-vu dans l'historique de cette Cocotte-Minute carcérale - une agression tous les quatre jours - que l'on ne dirige en général qu'après s'être fait la main sur plusieurs établissements.

Depuis son arrivée, en septembre 2015, Léa Poplin mène dans les coursives ses réformes avec la détermination d'un bulldozer. « J'aime bien les défis, affirme-t-elle. Soit on se contente de dire que c'est difficile, soit on tente des choses. Peut-être que l'on se cassera la figure, mais on essaye. Je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée de dépoussiérer la pénitentiaire : les vestes croisées à boutons dorés ont fait leur temps. »

UN MÉTIER DE CHEF D'ORCHESTRE

Léa Poplin parle sans chichis de communicante. Mme la Directrice peut lâcher : « Ils font chier ! », épinglant les gendarmes qui, ce dimanche, ont laissé pas mal d'affaires de détenus transférés sur Mulhouse ; tout en maniant le sabir technocratique avec ses collaborateurs : « Quand est-ce qu'on a planifié les flux sectoriels pour le D ? »

Dans cette enceinte hérissée de barbelés où la moitié des détenus a moins de 25 ans, ce mélange de féminité et d'autorité intrigue. C'est un fin connaisseur de la pénitentiaire, l'ex-homme d'affaires Pierre Botton, qui nous a aiguillés sur le cas Poplin. « Il nous arrive de nous engueuler, mais c'est quelqu'un qui fait des choses intéressantes, confie Botton, lui-même ancien détenu à la tête de l'association Ensemble contre la récidive. A Villepinte, des gars radicalisés refusaient de lui serrer la main. Nous avons monté avec son aide un planétarium pour lutter contre l' islamisme radical. Nous faisons aussi rentrer des chevaux par le chemin de ronde : les gros durs qui n'existent que dans le rapport de force vont s'en occuper. Vous devriez rencontrer Mme Poplin… »

Elle n'a pas dit oui tout de suite. Si « Mme Poplin » a fini par accepter qu'on la colle du matin au soir, des couloirs repeints en flashy jusqu'au mitard plein à craquer où un énervé lui hurle : « Vous voulez pas nous donner une grâce ? », c'est parce qu'elle veut tout montrer de son boulot de « chef d'orchestre » qui la passionne, mettre à l'honneur ses troupes (200 personnes), et pourquoi pas susciter des vocations : « Nous faisons un métier méconnu. Prenez les matons, l'opinion garde l'image du tortionnaire alors que j'ai vu un surveillant faire du bouche-à-bouche, un massage cardiaque et pleurer parce qu'un détenu était décédé. On vit des choses humainement marquantes. »

Léa Poplin réclame au gardien une « P2 », la clé qui ouvre presque tout. La directrice se déplace dans les courants d'air, deux portables à la main, les bruyants écrous se levant sur son passage. Elle s'arrête au carrefour des six bâtiments que compte la maison érigée au début des années 90 par un architecte pervers : quatre ailes, nord, sud, est, ouest, des demi-étages obligeant les gardiens à monter et à descendre tout le temps (jusqu'à 15 km par jour !).

A chaque bâtiment sa population : dans le A et le B, les prévenus ; le C et le D, les condamnés ; le E, les participants du module « Respect » qui circulent librement ; le F, les mineurs. « Si je caricature, cela va du père de famille qui ne paie plus sa pension alimentaire au type accusé d'égorgement en Syrie. Tout l'enjeu d une maison d arrêt est là : un seul fonctionnement pour tous, c'est compliqué », explique Léa Poplin. Au portique de sécurité, elle salue une escouade de lascars en survêt : « Bonjour », « Le bonnet, s'il vous plaît », « Les mains hors des poches », serine-t-elle. Avant de solliciter discrètement un surveillant : « C'est lequel, le terroriste qui a refusé de me dire bonjour ? »

A Villepinte, un agent gère une centaine de prisonniers. Entassés comme des sardines à trois ou quatre par cellule de 9 m2, les jeunes passent leur journée à pioncer, fumer, pioncer, fumer. « Sortez votre matelas pour que l'on voie ce que ça fait de dormir par terre », suggère-t-elle à un quatuor qui s'exécute en tirant le matelas rangé sous le lit superposé. Une télé, un frigo meublent le capharnaüm assombri par un drap tendu aux barreaux.

« C'est moi où ça sent autre chose que ce que ça devrait ? interpelle-t-elle.
- C'est propre, madame ! répliquent-ils.
- Faites le ménage, et triez ce qui est illicite et licite », tranche Poplin. Le cannabis et les portables sont légion à Villepinte. Mais comment traquer la came et les cartes SIM quand les cellules débordent ? Quand la priorité absolue consiste à faire toujours plus de place ?

DES MOUTONS EN PRISON

Il suffit de pénétrer dans le local des officiers des bâtiments A et B, pour découvrir l'impressionnant tableau de fiches matérialisant les détenus. Adossée au mur, Poplin fait le point avec l'officier lieutenant aux cheveux gris qui évoque le casse-tête consistant à éviter les cohabitations explosives : « On a l'impression de faire du Tetris quand on doit déplacer un détenu. Il faut séparer les gamins de 20 ans et les vieux de 30 ans, sinon c'est la bagarre à cause de la télé ! On ne peut pas pousser les murs, c'est une poudrière. »

La directrice lui répond qu'elle a parfois le sentiment de rendre un service public au rabais : « Une nuit, l'une de vos collègues a dû caser 18 nouveaux pour six places au quartier des arrivants, elle a fini en larmes ! A un moment, il y a un effet de saturation. »

Le turn-over des surveillants angoissés de tomber le matin sur un suicidé ou un excité à l'ouverture des cellules donne le vertige : deux agents sur trois ont moins de deux ans d'ancienneté… Avec vingt-trois ans de maison, l'officier lieutenant aux cheveux gris fait figure d'exception. Il a connu tous les directeurs : « Léa Poplin et le chef de détention, confie-t-il une fois que s'est éclipsée la directrice, c'est un peu Fidel Castro et le Che qui se sont rencontrés : ils font la révolution… »

Il faut que ça « pulse ». L'incantation inspire la feuille de route du commando Poplin : « Si je m'installais dans les souliers de mon prédécesseur, c'était foutu. » La directrice a débauché le chef de détention de Fleury, Laurent Lamovaltay, convaincu sa numéro deux, Carine Jonrond, aussi blonde qu'elle est brune, 33 ans comme elle, de quitter la prison de Meaux pour la rejoindre.

Carine Jonrond s'était pourtant juré de ne jamais poser un pied à Villepinte. « Le challenge m'a plu, confie-t-elle. Léa Poplin est capable de faire déménager des coursives entières. Le poids des responsabilités ne l'effraie pas, c'est très stimulant. »

Les consultations auprès des matons insufflent les changements : la vidéosurveillance, le déménagement de tous les détenus pour réorganiser les bâtiments. Elle casse les codes, fait venir des moutons brouter l'herbe de la prison. C'est moins cher que des tondeuses ! Certaines initiatives passent comme une lettre à la poste, d'autres irritent, comme la couleur des tee-shirts par bâtiment. « Vous nous badgez comme des animaux ! » s'insurgent les lascars. « On s'est attaqué à des privilèges, on a cassé la routine de certains détenus habitués à rester seuls en cellule pour X raisons, confie le « chef dét » Lamovaltay. Du côté des personnels, il a fallu convaincre ceux qui pensaient que rien n'était possible. »

MOINS DE FRUSTRATIONS ET D'INJURES

Leur projet le plus fou atterrit au bâtiment E malgré les réticences du Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS) : le module « Respect », inspiré de « Respecto », en Espagne. Son principe : donner en journée la clé de leur cellule à 180 détenus libres de circuler.

Triés sur le volet, les volontaires signent un contrat où ils s'engagent à se lever à 7h30, à ranger leur cellule, à participer à des corvées, suivre des cours sur les valeurs de la République… « Je leur ai mis la pression, en tenant ce discours provocateur : “Vous êtes les pires détenus de France, prouvez-moi que l'on peut vous faire confiance”, raconte Léa Poplin. Les premières semaines, c'était assez drôle, les détenus arrivaient en retard au parloir parce qu'ils attendaient qu'un gardien vienne les chercher ! »

Ce qui frappe au E, c'est la propreté, le brouhaha et les murs roses. Les détenus déambulent. Les autres, parqués vingt-deux heures en cellule, ont une vue depuis leurs barreaux sur le patio coloré. Tout est fait pour gonfler la liste des volontaires.

« L'idée, c'est de les inciter à entrer dans une spirale vertueuse : on récompense ceux qui s'investissent afin de leur réapprendre à être citoyens à part entière, précise la directrice, qui manie la carotte comme le bâton. Le portable, c'est tolérance zéro. Un seul trouvé dans une cellule, tous les compagnons de cellule sont exclus. En deux mois, plus de 50 exclusions du programme ont été prononcées pour détention de mobile. »

Les relations avec les surveillants se sont apaisées : plus besoin de tambouriner des heures pour la douche, donc moins de frustrations et d'injures du genre : « Lieutenant, faut que je suce des bites pour aller au sport ? »

A ce stade, une question s'impose : comment Léa Poplin s'est-elle retrouvée là ? Qui rêve d'habiter une prison peuplée de « gremlins » du 9-3 qui se traitent de « fils de pute » ? Joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la jeune femme vit au bout du parking dans un logement de fonction avec son mari et leurs jumeaux de 4 ans.

« Rien n'était prémédité », assure la boss, qui affiche sur son CV une solide expérience dans les établissements du Nord (Loos, Séquedin…). « Je n'avais jamais été confrontée à un univers de misère sociale et de violence ; la prison, ça a été une découverte », relève Léa Poplin qui a grandi en Normandie.

De son père, fonctionnaire au ministère de la Défense, de sa mère, infirmière, elle hérite de l'envie de travailler dans le service public : « Je ne me suis jamais vue autrement que fonctionnaire. » Elle fait du droit, réussit le concours de l'administration pénitentiaire et celui d'inspecteur des impôts : « J'ai pensé que lire des tableaux Excel m'ennuierait à mourir. »

Côté action, elle est servie. Le 26 novembre 2016, un « mannequin challenge » filmé à Villepinte enflamme les réseaux sociaux : on y voit une petite bande profitant de la promenade mimer des positions figées (la bagarre, le deal). Représailles immédiates : commission de discipline et suppression des remises de peine. La direction n'en reste pas là, ce soir de décembre, Poplin affine avec un gradé leur riposte : « taper » par surprise ce jeudi, à 6h45, une vingtaine de cellules dans le bâtiment des fauteurs de troubles : « On les prend au saut du lit, quand ils dorment avec leurs portables dans le popotin. Ça crée de l'insécurité, ça marque notre autorité : “Vous voulez jouer, les gars ? On va jouer. ” » Jamais autant de fouilles et de saisies n'ont eu lieu à la maison d'arrêt qu'en 2016 : 1.000 téléphones et 2,2 kg de stupéfiants ont été saisis.

TROUVER UN SENS À LA PEINE

Villepinte est une Cocotte-Minute. Un sujet préoccupe la hiérarchie : la trentaine de détenus radicalisés, savamment disséminés. Leur courrier est épluché, une agente spécialement dédiée au renseignement. Les premiers temps, les « terro » se tournaient vers le mur en croisant la directrice « indignement vêtue » dans les couloirs. Des conférences sur la Syrie ont été organisées, des invités - Gilles Kepel, Latifa Ibn Ziaten - sont venus à leur rencontre. « Ça a été dur, certains jeunes ont tenu des discours haineux, mais aujourd'hui la plupart me disent bonjour, dit-elle. C'est peut-être hypocrite, mais avant ils ne le faisaient pas. »

Les journées à Villepinte ressemblent à un marathon étourdissant, rythmées par un timing serré, comme cet après-midi où s'enchaînent les réunions : signature d'une convention avec la protection judiciaire de la jeunesse, briefing avec les ressources humaines sur la gestion du stress, rencontre avec le prestataire privé chargé de livrer les cantines (cigarettes, produits d'hygiène…). Des couacs à répétition ont provoqué il y a quelques mois la colère des détenus qui, exaspérés de recevoir un dentifrice au lieu de trois ou des poulets quasi périmés, ont refusé de réintégrer leur cellule. « On a frisé l'émeute », déplore Poplin.

N'a-t-elle jamais eu envie de tout plaquer ? On lui pose la question à la nuit tombée alors qu'une grosse pile de dossiers l'attend sur son bureau. Léa Poplin assume une forme de fatalisme qui n'entame en rien sa motivation : « Nous récupérons tous les échecs de la société, de l'école, des services sociaux, des familles…

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