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mardi 7 mars 2017

Une justice de bouts de ficelle

Le monde judiciaire se dit proche du point de rupture, tant les moyens manquent. Des acteurs de terrain racontent leur quotidien entre débrouille, frustration et, parfois, entorses à la légalité.

Dans un tribunal parisien.

Olivier Janson (vice-procureur)

« Faute d’agent pénitentiaire, le prévenu a été libéré »



Olivier Janson est animé d’une colère froide. « On a attrapé la semaine dernière un individu qui nous échappait depuis un moment. Il a été incarcéré et devait être jugé en comparution immédiate dans les deux jours. Mais, faute d’agent pénitentiaire disponible, il n’a pu être extrait de sa prison pour être jugé », bouillonne encore le vice-procureur de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques). Procédure pénale oblige : le prévenu a été libéré. Reste désormais à espérer qu’il se présente à son procès. « C’est tellement démobilisant », soupire le magistrat.

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Pas simple non plus de rendre la justice plusieurs mois, voire plusieurs années, après les faits. « On charge au maximum les audiences mais, passé une certaine heure, on doit demander le report », constate le magistrat, encore sous le coup d’une audience close récemment à 1 h 45 du matin. Ce qui n’est pas sans incidence sur les peines.

« Vu le temps écoulé entre les faits et le jugement, on est forcé d’être plus indulgent, explique Olivier Janson. Le prévenu plaide, et c’est normal, qu’il a changé entre-temps. Certains avocats nous disent même : “Si c’était si grave, vous l’auriez jugé plus tôt”. » Le magistrat reste sans voix.

Sophie Grimault (greffière)
« On est en cessation de paiement en cours d’année »

Sophie Grimault l’admet d’emblée : il y a plus à plaindre qu’elle. « Quand je vois que mes collègues de Thionville n’ont plus les moyens de se payer un nouveau Toner pour l’imprimante, je me dis qu’il y a pire », note la greffière du TGI de Limoges (Haute-Vienne). Ici aussi pourtant le manque de moyens se fait sentir. « Comme ailleurs, on est en cessation de paiement en cours d’année. »

À Limoges, les experts judiciaires – payés avec de longs mois de retard – ont longtemps joué les variables d’ajustement. « L’an dernier, les médecins se sont rebellés et ont menacé de ne plus examiner les personnes en garde à vue si on ne les rémunérait pas immédiatement », explique-t-elle. Ils ont eu gain de cause, il a fallu rogner ailleurs… Sur les frais postaux, notamment.

Les décisions de justice continuent donc d’être envoyées aux justiciables grâce à la machine à affranchir, mais le tribunal ne paie plus La Poste. Et Sophie Grimault d’ajouter, dépitée : « Franchement, un foyer qui gérerait ainsi son budget serait renvoyé devant la justice, en procédure de surendettement. »

Maude Beckers (avocate)
« Une partie des salariés renonce à aller en justice »

Les clients de Maude Beckers sortent souvent sonnés de leur premier passage dans son cabinet. Spécialiste du contentieux prud’homal, cette avocate de Puteaux (Hauts-de-Seine) joue cartes sur table. « Vu les délais d’attente en région parisienne, je leur dis tout de suite qu’il faut compter deux à trois ans de procédure. » La faute, entre autres, au manque de magistrats.

À l’attente s’ajoute le coût : plus les procédures sont longues, plus elles sont chères. Ce qui amène une partie des salariés à renoncer purement et simplement à aller en justice. « Seuls persistent les plus aisés et les plus modestes, qui bénéficient de l’aide juridictionnelle, note l’avocate. Mais les classes moyennes, elles, renoncent aux prud’hommes. »

De plus en plus de salariés se résignent à négocier, « même mal », avec leur ex-patron. Certaines entreprises profitent de ces délais à rallonge pour organiser leur insolvabilité – notamment lorsqu’il s’agit de petites sociétés faciles à dissoudre.

« C’est un tour de passe-passe classique, notamment lorsque l’entrepreneur risque gros, déplore l’avocate. Il se place en cessation de paiement, ferme et réouvre sous un autre nom. » Le salarié est donc perdant, même s’il a le droit pour lui.

Sophie Legrand (juge des enfants)
« Placer un enfant sans pouvoir réauditionner ses parents »

Sophie Legrand sait, au chiffre près, le nombre de dossiers dont elle a la charge. « 480 très exactement », précise cette juge des enfants basée à Tours (Indre-et-Loire). Un chiffre qui donne le tournis.

Comme ses collègues, elle doit en permanence arbitrer entre les dossiers. Concrètement ? « Une déscolarisation préoccupante va se retrouver en bas de la pile parce que j’ai trop affaire à tous les cas de maltraitance. Or, l’un comme l’autre mériterait d’être traité en urgence. »

Autre motif de frustration pour cette jeune magistrate : les auditions se déroulent au pas de charge… quand elles se déroulent. Car il arrive, faute de temps, qu’elle renouvelle le placement d’un enfant en foyer sans réauditionner ses parents. « Prolonger une mesure aussi grave mériterait que je les entende, mais je manque de temps. »

Comme la plupart de ses confrères, elle rentrera ce soir avec plusieurs dossiers sous le bras, histoire de rédiger les décisions de la journée. Sans se plaindre. Elle croise juste les doigts pour qu’aucun collègue ne tombe malade. L’an dernier, en poste à Cambrai, elle a hérité des 470 dossiers d’une consœur partie en congés de maternité. En plus des siens, évidemment.

Gérard Lopez (psychiatre)
« Je ne demande même plus à être payé ! »

« Être expert auprès des tribunaux, c’est intervenir dans l’urgence et être payé… avec deux ans de retard », résume, amer, le psychiatre Gérard Lopez. Le rôle dévolu aux experts psy s’avère pourtant central. C’est eux qui dressent le profil des prévenus, jaugent leur discernement lors du passage à l’acte ou encore évaluent leur dangerosité en fin de peine.

La tâche est chronophage : il faut se rendre en maison d’arrêt, les entendre souvent de longues heures, se plonger dans leurs interrogatoires préliminaires, remettre au juge ses conclusions et aller déposer à la barre le jour du procès. « Tout cela pour 300 €, lâche le psychiatre. Et encore, une fois la TVA et les impôts déduits, il vous reste la moitié ! »

Sans surprise, les experts désertent le terrain judiciaire et les rares qui acceptent encore d’officier rendent leurs rapports hors délais. Ce qui ajoute encore à l’embolisation de la justice.
Après vingt ans de bons et loyaux services, Gérard Lopez a choisi de ne pas se réinscrire sur la liste des experts. Trop las. « Les magistrats continuent de m’appeler mais, maintenant, je n’accepte que si le dossier est vraiment passionnant. Je le fais par goût et je ne demande même plus à être payé. Franchement, ça n’en vaut pas la peine. »

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Un budget pourtant… en hausse constante

Le budget de la justice pour 2017 dépasse, pour la première fois, les sept milliards. Ce qui représente une hausse de 4,7 % par rapport à 2016.

La chancellerie estime à 14,7 % la progression de ce budget global depuis 2012. Elle avait atteint + 12,7 % sous le quinquennat Sarkozy. Ces augmentations profitent toutefois principalement à l’administration pénitentiaire...

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