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jeudi 5 février 2015

« Il faut au minimum un aumônier musulman par prison pour protéger les détenus des plus radicaux»

Habib S. Kaaniche, diplômé de sciences humaines, anime l’équipe de douze aumôniers musulmans qui intervient dans les dix-sept établissements pénitentiaires de Marseille et sa région. Cet ancien responsable d’Amnesty International insiste sur l’urgence de créer un statut pour les aumôniers de prison, seul moyen, à ses yeux, de recruter des intervenants de bon niveau.

Habib S. Kaaniche, responsable régional des aumôniers musulmans de Marseille.

Manuel Valls a évoqué la création de quartiers « spécifiques » pour les djihadistes. Qu'en pensez-vous ?

Je suis favorable à l’isolement des radicaux en prison, je suis contre le regroupement des prisonniers. Les rassembler, c’est comme placer un malade très contagieux avec d’autres malades. On n’empêche pas la contamination et l’état des malades empire...

Quelle serait la solution, alors ?

Isoler les détenus les plus radicaux comme on place les malades les plus contagieux en quarantaine. Il faut aussi construire des prisons, comme dans les pays du nord de l’Europe, et enfin donner aux surveillants cette instruction civique et républicaine qui leur manque parfois.

Depuis vingt ans que vous fréquentez les centres de détention, avez-vous noté un phénomène de radicalisation ?

Je ne suis pas plus inquiet pour la prison que pour la société. Je n’ai pas l’impression qu’il y en ait davantage qu’ailleurs. A la veille des événements de Charlie, des jeunes d’un quartier de Marseille m’avaient invité à parler de cette religion musulmane que certains veulent salir. Ces jeunes en ont marre des barbus. En revanche, c’est vrai qu’en prison, il y a plus de personnes faibles, donc manipulables.

Christiane Taubira a annoncé l'arrivée de soixante aumôniers musulmans pour les prisons françaises.

Il faudrait au minimum un plein temps dans chaque établissement pour que le détenu puisse lui poser des questions quand il en a envie, et se sente protégé des plus radicaux. Mais il faut surtout donner un statut à ces aumôniers. Aujourd’hui, un aumônier de prison, qu’il soit musulman, catholique, juif ou protestant, ne jouit d’aucune retraite ni sécurité sociale. Comment voulez-vous qu’ils consacrent plus de temps à la prison avec une indemnité de 400 ou 500 euros par mois ?

Comment ces aumôniers sont-ils formés ? Qui les nomme ?

Les aumôniers locaux sont formés par leurs supérieurs. C’est l’aumônier régional qui propose un nom, puis le transmet au national. L’administration pénitentiaire demande ensuite l’agrément à la préfecture. Mais dans les faits, il n’y a pas beaucoup de candidats. C’est pour cela qu’il faut les salarier. Sinon, vous vous retrouvez avec un imam de quartier reconnu par trois personnes, ce n’est pas sérieux. Même problème pour les imams : sur 2500, 500 seulement sortent des institutions. Les 2000 autres sont auto-proclamés.

Comment avez-vous réagi après les attentats de Paris ?

Moi, je suis Charlie. Je porte d’ailleurs un autocollant noir sur mon cache-col. Quand il s’agit de la sécurité nationale, il n’y a plus ni religion, ni doctrine. Toucher à l’un des droits les plus fondamentaux, celui de la liberté d’expression, c’est toucher aux fondements de la démocratie française.

Et les détenus ?

Certains étaient Charlie, et ont été très émus. D’autres ont demandé pourquoi on faisait une minute de silence pour les dix-sept morts et rien pour les enfants palestiniens... « Parce qu’on est en France », j’ai répondu. J’ai aussi expliqué que la France accueillait les étudiants palestiniens. Un seul a refusé de la faire, un garçon de 17 ans, détenu à la Valentine [prison pour mineurs de Marseille]. Ce garçon va partir aux Baumettes dans quelques mois. Il m’inquiète. J’ai demandé à l’aumônier, à la direction et aux éducateurs de faire attention à lui.

Est-ce un rejet de la France ?

Une semaine après Charlie, un autre jeune a commencé à dire en réunion « Les Français... ». Je leur ai rappelé que plus de deux millions de musulmans sont morts pour la France depuis 1870. Les musulmans ont participé à toutes les guerres y compris celles menées contre l’empire ottoman. Nous sommes les descendants de ces personnes. En cassant le propos « Il y a les Français et nous », j’ai voulu expliquer qu’il n’y avait pas de peuple musulman. Je crois qu’ils ont compris. Seul le petit n’a pas accepté.

Comment expliquez-vous cette crise d’identité ?

Lorsque sous Valéry Giscard d’Estaing a été obtenu le regroupement familial, à la fin des années 1970, on n’a pas préparé les conditions d’accueil de ces personnes ni réfléchi à la manière de leur transmettre la civilisation française. On a cru que ça allait se faire tout seul, mais ces choses là ne se font pas toutes seules. Lorsque les épouses sont venues rejoindre leurs maris arrivés dix ans plus tôt, on a cru que les familles allaient se reformer. Mais ils n’avaient jamais vécu ensemble, il n’y avait pas de famille. Or, l’école seule ne peut pas remplacer la famille.

Lors d’une journée de formation des aumôniers qui s’est tenue mi-janvier à la mosquée de Paris, certains élèves ont fait état de thèses complotistes parce qu’ils n’avaient pas vu les corps. Qu’auriez-vous répondu ? Est-ce lié au fait qu’on ne montre pas les corps dans l’islam ?

« On les montre à qui ? Vous les avez-vu ces corps ? Mais allez les voir ! », voilà, ce que je leur aurais répondu. On ne montre les cadavres de personne à la télévision française, à part dans les films. S’ils veulent aller voir, qu’ils aillent sur les tombes, qu’ils appellent les imams qui les ont lavés.

Lire aussi : A la Grande Mosquée de Paris, les futurs imams « vident leur sac »

Quelles sont les revendications des prisonniers ?

Je les reçois en groupe pendant une heure et demie. Si l’un d’eux a une demande personnelle, je le prends à part, à la fin. Je tiens aussi à organiser des rencontres communes avec les aumôniers des autres religions. Les prisonniers nous voient ensemble, c’est un bon modèle à leur donner. Ils me posent aussi beaucoup de questions sur la prière, la vie d’un musulman dans un pays non-musulman, l’éducation des enfants, la place de la femme. Mais la principale concerne le hallal. Je cite alors le verset 5 de la sourate 5 : « Il vous est licite de manger la nourriture des gens du livre. Votre nourriture leur est licite. » En clair, en dehors du porc et de la nourriture préparée à base de sang, j’explique qu’ils peuvent manger de tout. Il y a des aumôniers qui prônent le tout-hallal. Mais, l’islam dit que dans une situation exceptionnelle – et la prison en est une –, tu fais avec les possibilités que tu as.

Tous les représentants musulmans ne sont pas d’accord avec vous…

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