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lundi 8 février 2016

Comment le système judiciaire français fabrique des terroristes

Journaliste américain installé à Paris, Scott Sayare a eu un échange épistolaire nourri pendant plusieurs mois avec Djamel Beghal – considéré comme le mentor des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly.


Il en a tiré une grande enquête sur le djihadisme français, parue dans le dernier numéro de Harper’s Magazine. Une enquête exclusive à retrouver en intégralité dans notre hors-série : La France d’après, en kiosque le 10 février.


Quand et pourquoi avez-vous décidé d’enquêter sur les djihadistes [tous deux condamnés pour terrorisme] Kamel Daoudi et Djamel Beghal ?

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Après l’attaque du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, le nom de Djamel Beghal est très vite sorti dans la presse. On le disait impliqué dans un projet d’attentat déjoué contre l’Ambassade américaine à Paris. Cela m’a intrigué car je n’en avais jamais entendu parler, alors que cela faisait six ans que je travaillais pour The New York Times à Paris. Beghal était décrit comme un gourou, un “grand” parmi les djihadistes français.

Par curiosité, j’ai commencé à creuser. J’avais, de plus, une bonne connaissance de la loi antiterroriste française et notamment de la qualification d’“association de malfaiteurs [en relation avec une entreprise] terroriste” pour avoir couvert des procès pour The New York Times. Je me suis aperçu qu’il y avait un fossé entre la manière dont on parlait de Beghal et ce dont il était vraiment coupable.

Beghal était décrit comme le premier lieutenant d’Al-Qaida en Europe. C’est peut-être vrai, mais il n’y a aucune preuve permettant de soutenir une telle allégation. Beghal est un djihadiste ; il n’y a aucun doute là-dessus, lui-même le dit. Mais il a pris vingt ans de prison sans avoir jamais commis d’acte violent. Il a dit des choses violentes, il a approuvé la violence, il s’est rendu en Afghanistan, mais je n’ai jamais vu de preuves – ni les tribunaux français d’ailleurs – d’actes de violence de sa part.

Quelle est selon vous la plus grande différence entre l’approche française et l’approche américaine en matière d’antiterrorisme ?

Il s’agit de deux situations différentes. La France fait face depuis longtemps à un problème de terrorisme intérieur : des Français, ou des gens vivant en France, qui tentent de commettre des attentats sur le sol français. Elle a adopté une approche judiciaire, tandis que les Etats-Unis ont opté pour une approche militaire. Aux Etats-Unis, après le 11 septembre 2001, on a considéré les terroristes comme des “ennemis combattants”. L’objectif était de les éradiquer par la force, de les laisser aux mains de la CIA ou de l’armée, en tout cas en dehors des règles judiciaires, avec toutes les dérives que l’on connaît. Les Etats-Unis ont gardé cette approche extrajudiciaire pendant très longtemps. C’est grave, car le centre de détention de Guantánamo demeure très mal vu dans le monde entier et suscite clairement des vocations de terroristes. La France a beau jeu de se protéger derrière les mots en disant : Nous, Français, on aborde cette question de façon juridique, c’est la loi française et le code pénal qui s’appliquent. Le problème c’est que cela n’est pas entièrement vrai. “Association de malfaiteurs [en relation avec une entreprise] terroriste” est une loi d’exception qui a été créée après la vague d’attentats de 1995, car les autorités françaises se sont aperçues qu’elles ne savaient pas quoi faire pour faire cesser ce type d’attentats.

Comment avez-vous réussi à nouer un échange épistolaire avec Djamel Beghal [en prison depuis 2005] ?

Ç’a été difficile de le convaincre. Le climat était plutôt délétère. C’était juste après l’attaque contre Charlie Hebdo et Beghal était dans le viseur des autorités judiciaires, entre autres, pour ses liens avec deux des terroristes impliqués dans l’attaque contre Charlie Hebdo (Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly). Beghal m’a dit que son dernier contact avec eux remontait à leur procès de novembre 2013 [accusés de préparer l’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, un islamiste impliqué dans les attentats de 1995, Amedy Coulibaly a écopé de cinq ans de prison et Djamel Beghal d’une nouvelle peine de dix ans]. J’ai tendance à le croire. Il a fallu du temps pour mettre en place notre échange épistolaire. Avec Kamel Daoudi, ç’a été plus facile. On a passé du temps ensemble.

Je me suis rendu à Carmaux [où Daoudi est assigné à résidence], puis nous nous sommes beaucoup parlé dans les mois qui ont suivi. Kamel Daoudi et Djamel Beghal ont des profils similaires. Daoudi a suivi l’exemple de Beghal en allant en Afghanistan [au début des années 2000]. Sur place, il était en lien étroit avec lui. Mais il a beaucoup changé en prison. Daoudi m’a dit que c’est en prison qu’il a grandi intellectuellement, grâce à ses lectures. Son parcours est assez particulier : il dit qu’il est devenu djihadiste à cause de son père qui n’était pas un fondamentaliste, mais qui était absent et froid.

Le fait d’être un journaliste américain vous a-t-il aidé ?

D’une certaine manière, je pense qu’il est plus facile pour un non-Français d’obtenir la confiance de Beghal ou de Daoudi. Ma conception de la liberté d’expression a aussi été un plus. Je suis très américain sur ce plan-là. Je suis partisan de cette idée que l’on doit pouvoir dire ce que l’on pense sans craindre de représailles, ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce que j’entends.
 
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre enquête ?

J’ai pu avoir une vision très intime de la vie de Beghal, mais aussi de celles de Chérif Kouachi et d’Amedy Coulibaly. Cela m’a permis de percevoir l’horreur de leurs convictions – mais également des aspects d’une humanité… déstabilisante. Il y a un moment dans mon enquête où je décris les photos retrouvées sur l’ordinateur de Beghal [après son arrestation en mai 2010 à Murat (Cantal)]. C’est troublant...

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