C'est dans la philosophie de l'Orchestre de chambre de Paris : jouer la musique là où elle ne serait naturellement pas présente et en faire un moteur de reconstruction sociale.
Deux de ses musiciens se sont joints à un pianiste, professeur en prison, pour donner - avec deux détenus - un concert de Brahms, Durand et Piazzolla au Centre pénitentiaire de Meaux. Récit d'une journée particulière.
Centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin, en pleine campagne briarde, à une heure de route de Paris. Vent froid, ciel bas et gris. Gaetano Pattavina nous accueille devant la prison avec un grand sourire qui réchauffe. C'est un habitué des lieux. Tous les mardis, ce musicien professionnel se rend ici pour donner des cours de piano. Et aujourd'hui est un jour spécial car deux musiciens du prestigieux Orchestre de chambre de Paris (OCP) le rejoignent pour un véritable concert : la violoniste Sylvie Dusseau et le corniste Gilles Bertocchi.
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Les trois musiciens sont tout de noir vêtus, comme pour chaque concert. Cerise sur le gâteau, les deux détenus élèves de Gaetano vont également être de la partie pour deux morceaux joués avec des professionnels. Une première.
Qualité d'écoute
Dernier élément de cette équipée venue de Paris, Amélie Eblé, la responsable des actions culturelles de l'Orchestre, co-organisatrice de l'événement. On sait la formation aujourd'hui dirigée par Douglas Boyd très impliquée : insérer la musique dans le tissu social et la faire vivre auprès des publics "empêchés" est une priorité. Et l'OCP a trouvé à la prison de Meaux un partenaire de taille en la personne d'Irene Muscati. Sept ans que cette intellectuelle italienne, passée par la médiation culturelle, a patiemment construit ce qui ressemble bien à une vie culturelle dans les murs de la prison. Et hors les murs quand elle emmène ses détenus à Versailles, au Louvre ou au Quai Branly ! D'un côté il y a des actions ponctuelles : concerts, expositions, pièces de théâtre… et de l'autre le volet pédagogique à l'année, avec pas moins de quinze intervenants présents toutes les semaines. Parmi eux, donc, Gaetano Pattavina, arrivé à la suite de l'acquisition miraculeuse d'un piano, par l'association "Trait d'union".
"Secteur scolaire" : c'est là, dans des locaux de la prison dédiés à la formation, que se trouve la salle de spectacle. Là que les deux détenus musiciens s'échauffent enfin, avant le concert. Jean-Paul et Michel n'avaient jamais fait de musique avant d'être acceptés à ces cours, il y a un an et demi. Ils mesurent leur chance, il n'y a que deux places pour tout l'établissement. "Ils ont une qualité d'écoute qui leur est propre", raconte leur professeur Gaetano : "Ce n'est pas juste une activité, ça devient comme un entraînement de l'esprit. C'est pour cela qu'ils sont très attentifs aux méthodes d'apprentissage, ils y pensent en cellule. Quand elles sont efficaces, ça prend des proportions incroyables ! Si on pense que la réinsertion est reconstruction, il est utile d'apprendre ces techniques". Accompagnés pour la première fois par d'autres instruments grâce à la présence du corniste et de la violoniste de l'OCP, Jean-Paul et Michel découvrent la musique comme une béquille. "Je leur ai dit de se rattraper, en cas de difficulté, de se laisser porter par les autres musiciens", dit Gaetano.
La prison, lieu de production culturelle de haut niveau ?
Bureau d'Irene Muscari : affiches de spectacles placardées au mur, dossiers de production traînant sur la table… On se croirait facilement chez un producteur culturel parisien, si ce n'était, de la fenêtre, la vue sur les barbelés et les murs de la prison. Irene Muscari travaille dans un lieu de détention, mais elle pense culture : "Ce qui régit mon action ici c'est la qualité. Dans le rapport dedans/dehors : ce qui est proposé dedans doit l'être dans des conditions proches de l'extérieur. J'aime les projets qui ne sont pas nés pour la prison, à nous de les adapter. La prison peut devenir un lieu de production culturelle de haut niveau : c'est une microsociété où un public et des talents existent, malgré les parcours chaotiques et difficiles". Pour rejoindre le lieu du concert, nous traversons des cours et des couloirs : partout où elle passe, Irene est sollicitée par des détenus qui rappellent leur présence au concert et leur intérêt. La culture est fédératrice.
La salle est remplie bien avant l'heure. Une trentaine de personnes : quelques personnels de la prison, trois femmes de la précieuse association "Trait d'union" très impliquées à Meaux. Et, évidemment, les détenus, arrivant par petits groupes et sacrifiant au rituel quasi chorégraphique des poignées de mains et des check. Moment de convivialité. Parmi eux, M. s'est assis au premier rang : "Je suis musicien moi-même, je fais de l'afro-pop et du jazz, mais plus que tout j'aurais voulu apprendre du classique, la vie en a décidé autrement. Il n'y a pas jour où je n'écoute pas Radio Classique". B, lui, est dans la découverte : "On pousse la porte, d'abord sans réel plaisir. Et puis ça nous plaît de nous ouvrir, d'apprendre des choses. La prison, c'est un mal pour un bien : l'idée est aussi de sortir moins bête. Ici, j'ai appris la guitare. Comme je suis perfectionniste, il m'arrive de jouer jusqu'à cinq heures d'affilée ! Je joue différents styles, y compris le rock, cette musique de blancs !", dit-il en riant. "Pensez qu'avant, ma culture, c'était uniquement le rap".
Ecoute quasi-religieuse
"C'est formidable, cette impression de produire de la beauté ensemble, ça tient du prodige" dit Gaetano Pattavina en introduisant le concert. "L'assiduité et la passion de Michel et de Jean-Paul, c'est précieux. L'art et la culture ne tolèrent pas qu'il y ait de barrières parce qu'il y a l'être humain". Michel commence, avec un Lied de Krassef pour cor et piano, au côté de Gilles Bertocchi. Pas une hésitation. Immersion totale dans son piano et complicité avec Gilles. Jean-Paul, découvre lui aussi le moteur du jeu à deux, dans une Aria de Paganini pour violon et piano. Il dira plus tard à son public : "A l'oreille, Sylvie a réussi à me suivre". Les morceaux sont courts mais très applaudis. Michel est rassuré : désormais il pourra "y aller sans crainte" affirme-t-il devant ses codétenus.
La suite du programme prévoit un Trio de Brahms, pour piano, violon et cor, "évoquant un chemin vers la lumière", explique Gaetano. Dans le public, une écoute quasi religieuse s'installe dès le début du morceau romantique et mélancolique, inspiré par le paysage de la Forêt Noire. Entre les deux morceaux, chacun des musiciens s'amuse à présenter son instrument. Combat de coq à qui en dira plus, entre la violoniste sur les cordes et le corniste sur les cuivres. Le public, réceptif, s'en amuse. Curieux, M. ose la question, à propos des instruments à corde : pouvez-vous me parler du théorbe ? Sylvie Dusseau, surprise : "mais c'est un instrument baroque !" Le deuxième morceau, "Trio pictural", est d'un compositeur contemporain, Philippe Durand. Gaetano Pattavina avait prévenu son auditoire : "Vous nous direz quelles couleurs vous y voyez". Message reçu : sourcils froncés, leurs regards traduisent l'étonnement, puis l'intérêt, enfin le plaisir une fois acceptés les mouvements de la musique. Certains bougent la tête dans le rythme, se laissent porter mais restent vigilants et concentrés.
Evasion...
Enfin vient la pièce du compositeur argentin Astor Piazzolla, "Oblivion". Explication du professeur : "Alors que jusqu'ici, la musique jouée menait toujours à une ouverture lumineuse, cette œuvre est plus nostalgique, elle évoque le douloureux sentiment de l'oubli". La ligne mélodique du tango, portée par le violon, provoque soudain une autre écoute, dans le recueillement ou l'abandon. Un détenu, sa joue posée dans la paume de la main, semble ailleurs. Un autre, visiblement bouleversé, aurait fondu en larmes dans d'autres circonstances. D'autres touchent un voisin de la main ou s'échangent un signe comme pour partager le bonheur d'être là.
"Vous nous avez fait voyager !", "on était ailleurs", "une véritable évasion", lancent quelques-uns spontanément, lors de l'échange qui suit le concert. "Vous m'avez mis la musique dans le cœur", ajoute le plus ému. Et une question, d'emblée, à l'attention des musiciens : "Nous, vous nous avez bercés. Et vous, ça vous fait quoi, cette musique ? "On se régale", répond Sylvie Dusseau, la violoniste. "Mais il nous arrive parfois de ne pas être satisfaits de ce qu'on joue, parfois ça ne marche pas", corrige Gilles Bertocchi, le corniste. Les détenus sont demandeurs d'informations, un monde s'ouvre à eux : "Avez-vous fait d'autres détentions ? Vous jouez où, d'habitude ? Musicien, est-ce une passion ou un métier ?" Gilles est visiblement à l'aise avec son instrument là où on ne l'attend pas. Marqué aussi par ses précédentes interventions en milieu carcéral, il sait trouver les mots pour dire sa passion : "Voyez-la comme un sport, j'ai fait beaucoup d'arts martiaux, ça m'a tenté aussi. Il faut énormément de travail, ça devient un métier, mais ça peut rester une passion". Il évoque d'autres types de musique, "un cor ça peut aussi accompagner du rock metal si on veut", témoigne-t-il. Sa parole enthousiasme, son jeu contradictoire avec la violoniste Sylvie Dusseau sonne vrai, la musique est une matière vivante. L'heure avance, le temps imparti sera bientôt écoulé. On ne badine pas avec les horaires dans une prison. On remballe. Les musiciens joueront ce soir dans une salle traditionnelle. Michel et Jean-Paul attendront leur cours mardi prochain, et les autres détenus le prochain spectacle.
Francetvinfo
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