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mardi 6 septembre 2016

L'ex-président de l'ANAS accusé de « trafic d’influence » et d’« abus de confiance aggravé »

La vie de Joaquin Masanet a changé le 6 février 2015. Ce soir-là, il a dormi en prison, au terme d’une longue garde à vue. Pourtant, la veille encore, Jo, comme tout le monde l’appelle dans le milieu de la police, tutoyait les ministres de l’Intérieur comme du bon pain. 


Ce brigadier retraité était président de l’Anas.

Ce sigle désigne l’Association nationale d’action sociale de la police nationale, vingt et un mille adhérents, chargée de verser des pensions aux veuves de policiers, de gérer des centres de vacances ainsi qu’une structure d’accueil pour agents en détresse Centre Le Courbat).



À première vue, du social, rien que du social. Mais Jo est accusé de « trafic d’influence » et d’« abus de confiance aggravé ».

En enquêtant sur tout autre chose, l’IGPN, la police des polices, a fait des découvertes qui laissent supposer que Jo piquait dans la caisse de la veuve et du policier déprimé.

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Quand un des centres de vacances construit une piscine, c’est Jo qui choisit le prestataire. Ensuite, l’addition s’allonge : le bassin coûte près d’un million d’euros, ce qui fait cher la brasse, pour un devis initial inférieur à 700 000.

Pour ne rien arranger, un chèque de près de 15 000 euros, provenant de l’entrepreneur, a été déposé sur son compte bancaire personnel.

Jo aime aussi beaucoup aller au restaurant. Enfin, ce qu’il semble préférer, ce sont les notes qu’il peut faire prendre en charge par l’Anas.

Car les policiers de l’IGPN constatent qu’il n’est pas toujours attablé là où il prétend l’être quand il présente les factures, pour être remboursé, à la comptabilité de son association. Les frais de bouche indus s’élèveraient, selon l’enquête de l’IGPN, à 60 000 euros.

Notre homme n’en est pas à sa première incartade. Il a grimpé dans l’échelle sociale grâce au syndicalisme et a été responsable du syndicat des CRS dans les années quatre-vingt-dix.

Déjà, il y a été suspendu pour notes de frais suspectes assorties d’un trou dans la caisse : 1,4 million de francs (220 000 euros) !

Et puis, finalement, il a été condamné en janvier 2003 à 3 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Marseille. Toujours pour des histoires de chèques.

Les entreprises qui achetaient de l’espace publicitaire dans la revue des CRS libellaient les leurs à l’ordre de « CRS ». Un intitulé habilement retouché en « ORS », du nom d’une société créée par des proches à cet effet. La condamnation a été amnistiée et a évité le conseil de discipline à l’intéressé.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui laisse le plus interdit dans cette sombre affaire, c’est de constater à quel point les ministres de l’Intérieur successifs ont été mal informés. On pourrait croire qu’ils ont des milliers d’yeux et d’oreilles à leur service pour tout savoir et ne pas commettre d’impairs. Mais non, ils sont en réalité sourds, aveugles et passifs. Même envers un homme qui brassait beaucoup d’air Place Beauvau et qui arrivait précédé de sa réputation.

Tous ont reçu Jo dans leur bureau pour écouter ses doléances et ses menaces à peine voilées. Tous ont sympathisé avec lui sans se poser de questions. Le scénario de ces rencontres est toujours le même.

Jo explique qu’il connaît tout le monde au ministère et qu’il peut par conséquent soit nuire beaucoup, soit rendre beaucoup de services. Bref, qu’il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi. Il finit par tutoyer son interlocuteur et par lui extorquer son numéro de téléphone portable.

Ce qui est fascinant, c’est que ce petit jeu a fonctionné avec tous ceux qui ont occupé cette haute fonction depuis plus de dix ans. C’est même avec le très aristocratique Dominique de Villepin que le courant est le mieux passé. Jo a tutoyé d’emblée Dominique qui n’a pas moufté.

Et qui l’a même nommé au Conseil économique, social et environnemental. Une consécration. Le léger froid avec Nicolas Sarkozy, quand il a succédé à son meilleur ennemi de l’époque, vient de là, pas du passé de Jo ou de ses drôles de manières, qui n’embarrassaient pas le futur chef de l’État lors de son premier passage Place Beauvau, entre 2002 et 2004.

Manuel Valls ? Il l’a reçu lui aussi, mais a levé les yeux au ciel quand l’autre a sorti son cahier de doléances, qui contenait plusieurs dizaines de nominations. Cependant, il n’a fait aucun commentaire désagréable et a gentiment donné son numéro de mobile.

Pourtant, toutes ces éminences ne pouvaient pas ne pas voir à qui elles avaient affaire, mais elles ont fermé les yeux et laissé déverser plus de deux millions d’euros de subventions par an sur l’Anas.

Entre 2012 et 2014, le nombre de permanents mis à disposition de l’association par le ministère de l’Intérieur est même passé de trente à quarante personnes.

Le seul qui ait recouvré la vue, c’est Bernard Cazeneuve. Il est nommé ministre de l’Intérieur le 2 avril 2014. En décembre, il compte sur son voyage officiel en Algérie pour échapper aux vœux de l’Anas, prévus pour le 19 au musée des Arts forains. Quand il apprend cela, l’ami Jo est fou furieux. Il appelle Matignon pour protester : cette mauvaise manière est inacceptable.

Finalement, Manuel Valls appelle son successeur pour lui demander de revenir plus tôt afin d’honorer la cérémonie de sa présence. Bernard Cazeneuve s’exécute de mauvaise grâce. Et il ne reçoit l’insistant syndicaliste qu’au mois de janvier suivant. Un délai anormalement long pour cet homme habitué aux courbettes des éminences.

À la sortie de l’entretien, le ministre dit à son entourage : « Je ne veux plus jamais avoir affaire à ce grossier personnage. » Cela, Jo ne le sait pas. Ce qui le rend dingue en revanche, comme en attestent les écoutes téléphoniques, c’est d’être ressorti du bureau sans le numéro de portable de Bernard Cazeneuve !


Extrait de "Ça tiendra bien jusqu'en 2017..." de Sophie Coignard et Romain Gubert, publié aux éditions Albin Michel, 2016.

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