Outils obsolètes, surcharge de travail, pressions politiques : les collègues du magistrat incriminé prennent sa défense.
"Erreur grave", "dysfonctionnements inacceptables": la garde des Sceaux a eu des mots très durs, ce jeudi, pour condamner la bourde d'un juge d'instruction antiterroriste qui a entraîné, en avril dernier, la remise en liberté d'un djihadiste présumé.
Le magistrat avait en effet omis de demander le renouvellement de la détention provisoire de Oualid B., comme l'a révélé le Canard enchaîné, alors que l'homme doit comparaître en novembre prochain, à Paris, devant une cour d'assises spéciale.
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"De tels ratés se produisent assez souvent", déplore un juge d'instruction parisien. La faute aux moyens inadaptés et indigents de la justice. Aussi étonnant que cela puisse paraître à l'heure d'internet, de l'information en continu et des objets connectés, les magistrats ne disposent pas d'un logiciel capable de les alerter sur les multiples échéances qui émaillent leurs très nombreux dossiers. Et notamment en matière de renouvellement de la détention provisoire. Or, dans ce domaine, la procédure doit impérativement respecter des délais précisément définis par le code de procédure pénale.
Prolongation de détention, mode d'emploi
En matière de crime, la prolongation de la détention provisoire doit être demandée tous les six mois. Pour les délits, c'est tous les quatre mois. Le juge d'instruction est tout d'abord contraint de solliciter les réquisitions du parquet, c'est-à-dire ses préconisations, favorables ou pas au maintien en détention. Le magistrat instructeur saisit ensuite le juge des libertés et de la détention (JLD) qui organise le déplacement du détenu au tribunal, parfois retardé faute d'agents pénitentiaires disponibles, et convoque les parties dans un délai de cinq jours pour un débat contradictoire. "Il faut s'y prendre un mois et demi avant l'échéance pour être tranquille", estime Marc Trévidic, ancienne figure emblématique du pôle antiterroriste parisien.
Le petit monde des magistrats instructeurs fourmille d'anecdotes sur les flops de la justice. Comme celle de ce JLD qui avait fait ouvrir son tribunal un samedi pour que le débat judiciaire se déroule dans les délais. Mais le gardien ayant refermé les portes des lieux, l'avocat du mis en examen a contesté la prolongation de détention ... au motif que le juge avait pris cette décision dans un tribunal fermé, alors que l'audience doit être accessible au public.
Des outils archaïques
Faute d'outil informatique performant, les juges bricolent. "Les plus férus de technologie installent des alertes sur leurs ordinateurs, explique l'un d'eux. Les autres accrochent un grand panneau au mur de leur cabinet, le fameux 'tableau des détenus', sur lequel sont classées des fiches cartonnées correspondant aux personnes en détention provisoire en fonction des échéances à respecter. Le magistrat et son greffier le surveillent comme le lait sur le feu." Parfois, l'établissement pénitentiaire prévient la justice qu'elle va devoir décider de prolonger ou non la détention provisoire. Mais rien ne l'y oblige.
"Ce système archaïque n'aide pas les juges d'instruction antiterroristes, confrontés à une véritable inflation du contentieux de la détention", plaide Pascal Gastineau, le président de l'Association française des magistrats instructeurs. Un juge du pôle antiterroriste le confirme: "Nous travaillons très dur et nous sommes soumis à une pression très forte. N'importe lequel d'entre nous aurait pu commettre la même erreur que celle ayant conduit à la libération de Oualid B. Tant que nous ne disposerons pas d'outils adaptés, des loupés comme celui-là se produiront. Notre collègue incriminé dans cette histoire est d'ailleurs un professionnel chevronné et hyper-vigilant. Quelqu'un à qui l'on demande volontiers conseil."
La task-force antiterroriste mise en place à l'Elysée en mai 2017 est dans le collimateur de plusieurs magistrats antiterroristes. "Elle surveille tout, fait remonter les informations directement à elle et exerce une pression hallucinante", peste l'un d'eux, convaincu que "jamais cette affaire n'aurait dû avoir un tel écho".
L'inamovibilité des juges
La solidarité témoignée par les juges à leur collègue est d'autant plus forte que l'intervention du pouvoir politique leur apparaît bien singulière. Le loupé date du 3 avril, or la Chancellerie lance l'inspection administrative qui le vise trois mois plus tard... Après que l'intéressé a refusé la mutation-sanction de sa hiérarchie. "L'Etat de droit prévoit l'inamovibilité des juges, insiste Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la Magistrature. Pour qu'il y ait une faute disciplinaire, il faudrait que le collègue ait commis une violation manifestement délibérée."
Quant à l'enquête commandée par le ministère de la Justice, elle ne devrait pas découvrir quoi que ce soit de nouveau...
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