mercredi 17 juin 2015

Genesis, le logiciel qui fait « buguer » la justice

Il y a quelques jours, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, a dû trouver une nouvelle lettre (datée du 4 juin) sur son bureau. Signée de l’Union syndicale de la magistrature (USM), celle-ci dénonce les « multiples difficultés » rencontrées avec le nouveau logiciel Genesis.

Rien à voir avec le titre homonyme, du bien nommé groupe français. Le nom du logiciel signifie : gestion nationale des personnes écrouées pour le suivi individualisé et la sécurité.
 
Son objectif : remplacer le fichier national des détenus et le logiciel Gide, qui recensent les décisions concernant les détenus. En clair : une refonte de toute la base de données des détenus, contenant des éléments biométriques, l’exécution des sentences pénales et les décisions de justice et modalités de la détention. Alimenté par les greffiers, le logiciel est utilisé, notamment, par les juges d’application des peines.

« Le logiciel n’est pas fiable »
   
Ce logiciel est déployé dans certaines juridictions pilotes depuis plusieurs mois, et le moins que l’on puisse dire, c’est que la transition se fait dans la douleur. Lenteurs, erreurs factuelles, problèmes de paiement… Les magistrats dénoncent, dans la lettre envoyée à la ministre de la Justice, une série de dysfonctionnements graves. Pas une simple panne informatique, mais des bugs qui peuvent affecter leur travail et, surtout, la situation des détenus et l’indemnisation des victimes.

Céline Parisot, secrétaire générale de l’USM, nous détaille la liste des déconvenues.
« La difficulté principale, c’est que ce logiciel n’est pas fiable. 
Lorsque le greffier enregistre des données, on ne les retrouve pas toujours dans nos recherches. Cela peut poser de graves problèmes, les juges ne peuvent pas faire leur travail correctement. 
Les trames, ces modèles dont se sert un greffier, sont aussi mal faites. Certains numéros de textes sont faux. Elles ont été réalisées sans nous avoir consultés et nous ne pouvons pas les modifier. Nous devons donc recommencer à chaque fois. »

« Doublement des temps d’audience »

Le secrétaire national de l’USM, Philippe Desloges, travaille à Nantes, où le logiciel Genesis est expérimenté depuis décembre 2013. Il nous précise :
« Au début, nous n’avions même pas la date de naissance du détenu sur sa fiche pénale. Désormais, il manque encore son pays de naissance, nous n’avons que la ville. Cela crée des risques d’homonymie. »
Conséquence principale : des lenteurs supplémentaires dans le processus judiciaire. La présidente de l’USM, Virginie Duval, parle dans ce courrier d’un « doublement des temps d’audience », dans un contexte de manque d’effectifs :
« Il est inconcevable, alors qu’elle reconnaît des taux de vacances de postes inégalés pour les magistrats et fonctionnaires, que la Chancellerie déploie un logiciel totalement inadapté aux besoins de ceux-ci. »

Les détenus et les victimes affectés

Le problème informatique pourrait se limiter à « essuyer les plâtres » pour quelques établissements pilotes, mais le secrétaire national de l’USM a des inquiétudes plus graves.
A Nantes, où travaille Philippe Desloges comme vice-président chargé de l’application des peines, le logiciel est installé depuis quelques mois.
« Plusieurs de mes collègues m’ont fait remonter des dysfonctionnements concernant les versements opérés pour indemniser une victime.
Actuellement, aucun virement ne peut être fait. Cela pose un souci pour le juge d’application des peines, pour les victimes et pour les détenus. »
Pour comprendre le problème, il faut se plonger dans le code de procédure pénale. Il précise, dans son article D319 :
« L’établissement pénitentiaire où le détenu est écroué tient un compte nominatif où sont inscrites les valeurs pécuniaires lui appartenant. »

Aucun virement bancaire possible

Le logiciel Genesis devait ainsi permettre de connaître le montant déposé sur ce compte et d’effectuer les virements du détenu, vers les parties civiles, selon les règles prévues à l’article D320. C’est-à-dire, avec une « quote-part » obligatoire, versée automatiquement aux victimes comme dommages et intérêts. Cette opération n’est plus possible par le logiciel, comme l’explique Philippe Desloges.
« Lorsqu’un juge d’application des peines a fait une demande de récapitulatif des versements effectués par un détenu, la réponse précisait, en date du 22 mai 2015 : “Le logiciel Genesis ne permet aucun virement bancaire automatique.” »
En plus d’empêcher l’indemnisation de la victime, l’absence de versement pose aussi des difficultés aux détenus pour obtenir une réduction de peine.
L’article 721.1 du code de procédure pénale prévoit en effet :
« Une réduction supplémentaire de la peine peut être accordée aux condamnés qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale, notamment (...) en s’efforçant d’indemniser leurs victimes. »

Un « bug » non recevable pour la Cour d’appel

Ces difficultés de paiement que rencontrent certains détenus pour indemniser les parties civiles les empêchent donc d’obtenir des réductions de peines.
Même lorsque le juge d’application des peines considère que cela n’est pas de la faute du détenu, et qu’il est possible de lui accorder une réduction de peine supplémentaire, cette décision est invalidée.

Voir le document

Ainsi, la Cour d’appel de Rennes a infirmé l’ordonnance du juge dans une décision (PDF ci-dessus), datée du 16 avril 2015. Elle précise que « l’intéressé (le détenu) ne rapporte pas la preuve de l’indemnisation des parties civiles ».

Une décision qui s’explique par l’existence d’autres moyens d’indemnisation des victimes, mais ces derniers sont souvent plus complexes.
La suppression de la possibilité de virement par le nouveau logiciel, crée, en tout état de cause, d’importantes complications.

« Ajustements courant 2015 »

Du côté du ministère de la Justice, le porte-parole Pierre Rancé ne voit pas les choses de la même façon :
« Tout n’est pas aussi négatif que l’USM l’indique, même si des dysfonctionnements ont effectivement été constatés en début de développement.
Depuis, la plupart de ces difficultés a été résolue, comme notamment les prélèvements au profit des victimes.
D’autres dysfonctionnements vont faire l’objet d’ajustements et d’améliorations dans le courant de l’année 2015. »
Il faut dire que l’entreprise chargée d’élaborer le logiciel est une habituée des ministères. Sopra a déjà remporté les appels d’offres pour déployer le logiciel Chorus au ministère de l’Education nationale. Une mise en place qui s’était révélée très compliquée.

Avant Genesis, l’échec coûteux de l’ONP

Sopra a aussi été choisi récemment par le ministère de la Défense pour créer le logiciel Source Solde, qui doit remplacer le « coûteux cauchemar » Louvois, chargé du paiement des militaires.
Une décision qui a fait « grincer les dents » de certains concurrents. Sopra faisait déjà partie du consortium chargé de créer l’opérateur national de paye (ONP). Ce projet pharaonique, lancé par Nicolas Sarkozy en 2007, devait gérer la paie de 2,5 millions de fonctionnaires. Il a été abandonné par Bercy en 2014, suite à de nombreux retards et problèmes techniques, et après avoir coûté 290 millions d’euros.
Pour Genesis, l’appel d’offres remonte à 2011. Sopra l’avait remporté, pour un montant d’un peu plus de 5 millions d’euros. Contactée par Rue89, l’entreprise répète son « accord de confidentialité contractuel » comme seule réponse à nos questions.
En attendant, la situation des greffes qui expérimentent ce logiciel ne cesse de se dégrader, comme le relate Philippe Desloges.
« A Nantes, les greffes sont sinistrés. La très grande majorité demande à partir. Ils me disent “il faut tout refaire, on est revenu à l’âge préhistorique”. »
http://rue89.nouvelobs.com

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...