jeudi 19 mars 2015

Regroupement des détenus radicalisés à Fresnes : un rapport officiel très critique

Alors que la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a annoncé le 3 février l’extension à 5 établissements pénitentiaires du dispositif de regroupement des personnes détenues radicalisées , « sur la base de l’expérimentation menée à Fresnes » depuis octobre 2014, il va falloir sérieusement l’améliorer.  
Un rapport des services pénitentiaires du 27 janvier, dont l’OIP (observatoire international des prisons) s’est procuré une copie,  critique sévèrement l’expérience pilote menée à Fresnes,
confirmant les réserves exposées par les syndicats à la ministre de la Justice lors de sa visite à la prison le 13 janvieret constatées sur place par les deux parlementaires écologistes du Val de Marne le 19 février.
 
 Sans remettre en cause le principe même du regroupement, ce rapport d’inspection de 33 pages, détaille les dysfonctionnements de l’expérimentation telle qu’elle est menée actuellement et invite à sérieusement revoir la copie du point de vue des critères de sélection comme de l’accompagnement des personnes concernées. Revue de détails après lecture du rapport.
 
L’Inspection des services pénitentiaires s’est rendue à deux reprises à la maison d’arrêt, les 14 et 21 janvier, avec un rapport d’étape intermédiaire adressé à la direction de l’établissement le 16 janvier. Durant ces deux journées, cinq inspecteurs se sont entretenus avec une quarantaine de personnes, surveillants, détenus, direction, syndicats, aumôniers, médecins… à propos de cette U2P (Unité de prévention du prosélytisme) et ont apprécié également le système d’information et l’organisation du renseignement interne.

L’origine du regroupement

Selon le rapport d’inspection, ce regroupement, mis en place en octobre 2014, a été motivé par l’arrivée, dans un temps rapproché, de plusieurs jeunes hommes placés en détention provisoire pour organisation d’association ou participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme. Concrètement, le rapport observe que la moitié des détenus de l’unité (11 sur 22 regroupés au 15 janvier) ont été écroués en mars et septembre 2014, les autres en 2013 ou avant. A noter que l’unité, qui comptait 22 personnes au moment de l’inspection et de la visite de la Garde des Sceaux, en accueillait 37 lors de la visite des parlementaires écologistes Laurence Cohen et Esther Benbassa le 19 février.

Manque de motivation étayée au départ

« A la logique d’éparpillement qui était la règle jusque-là, s’est substituée une logique de regroupement sans qu’une analyse particulière de type avantages/inconvénients/bénéfice s attendus/ faisabilité n’ait été réellement menée et justifie cette nouvelle approche. La question « est-il bon de procéder à un regroupement » n’apparaît dans aucun document de l’établissement », pointe le rapport. C’est une première note de service du 10 octobre qui motive l’initiative de la direction « afin d’éviter une influence néfaste et la radicalisation de profils fragiles sur l’ensemble de l’établissement. » Dans une note externe adressée à la direction interrégionale des services pénitentiaires, le directeur de l’établissement explique qu’il ne s’agit pas d’isoler ces détenus mais de prévenir leur influence et leurs pressions éventuelles sur les autres détenus pour les contraindre à modifier leurs pratiques (lectures, écoute de musique…).

Manque de concertation

Le rapport relève que la décision de créer cette unité n’a donné lieu qu’à une concertation minimale avec quelques membres de la direction, ainsi qu’une information à l’aumônier musulman. N’ont pas été consultés l’antenne du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation), les services médicaux, enseignants et autres acteurs intervenant dans la maison d’arrêt. Au-delà de la discussion du bien-fondé du regroupement, c’est l’absence de discussion sur l’accompagnement spécifique de ces détenus que regrettent les intervenants.  « Ce constat est d’autant plus dommageable  que l’ensemble des partenaires n’a pas remis en cause le principe  d’un regroupement  et s’est déclaré prêt  a créer les conditions pour une prise en charge adaptée a cette population pénale« , observe le rapport.

Les plus radicalisés ne sont pas dans l’unité

Afin de travailler sur des critères objectifs, la direction a retenu des critère d’affectation  exclusivement judiciaires. N’ont été concernées  que des personnes détenues pour organisation ou participation à «une association de malfaiteurs en vue de la
préparation d’un acte de terrorisme», avec la mention «en lien avec une pratique
radicale islamiste» dans le dossier pénal. Plusieurs personnes répondant à ces critères n’ont toutefois pas rejoint le dispositif  : deux personnes considérées comme des leaders afin d’éviter que l’unité ne se radicalise davantage, une autre en raison de son extradition à venir, une autre encore, placée au quartier d’isolement en raison de sa « dangerosité quant à l’intégrité physique même du personnel », et encore deux personnes sur prescription du magistrat instructeur. En outre, les détenus de droit communs au comportement plus radical ne rentrent pas dans les critères. C’est le cas par exemple d’une personne ayant participé à des combats au sein de Daech (Etat Islamique)!

Un détenu du regroupement ne veut pas en faire partie

Ces critères sont-ils pertinents ?  Le rapport relève également que seul un incident lié à des faits de prosélytisme (appel à la prière) avait été relevé à l’encontre des détenus écroués en 2013 regroupés dans l’U2P.  « Si ce constat ne suffit pas a invalider le choix opéré (il a souvent été dit que les plus «dangereux» étaient les moins actifs), il pourrait le remettre en cause, dès lors que d’autres détenus  «non  judiciairement U2P» se montrent en pointe en matière de radicalisme », commente le rapport de l’inspection. Le rapport observe en revanche qu’un des détenus de l’unité a fait part de son « opposition ferme »  à adopter les règles de vie des membres de l’U2P, précisant « vouloir fumer, regarder tous les programmes de télévision y compris ceux présentant des images de corps dénudés, écouter tout type de musique », activités  impossibles en cellule avec les autres détenus de cette unité. Il a dû être changé de cellule à plusieurs reprises et lors de la visite de l’inspection, il a été indiqué que son cas pourrait être réexaminé par un magistrat instructeur pour qu’il quitte cette unité. Un détenu  affecté à l’U2P quelques jours avant l’examen de sa remise de peine, a aussi fait part de son inquiétude que cette présence dans l’unité de le pénalise en le stigmatisant. Autre remarque du rapport : il n’est pas prévu de modalités de sortie de cette unité.

Un simple regroupement

Concernant les modalités d’encadrement de l’U2P, le rapport confirme qu’il n’y a pas eu d’aménagement particulier. Il y a simplement douze cellules du premier étage, voisines les unes des autres, qui ont été affectées à cette unité. Encore une fois, il ne s’agit pas d’isoler les détenus. Ils peuvent participer aux activités socio-culturelles, sportives, enseignements, travail. Ils sont en revanche regroupés pour la pratique du culte, du sport en extérieur, la bibliothèque et la promenade. Il n’existe donc pas de véritable étanchéité qui aurait pour conséquence de « limiter la portée du  régime de détention de ces publics spécifiques« , observe le rapport. Un seul incident a été relevé depuis le début de l’expérience, un refus collectif de réintégration dans les cellules en novembre 2014. Concernant l’impact de la religion sur la vie dans cette unité, le rapport note qu’une médecin femme a été refusée pour les soins et qu’il a été demandé à une infirmière qui allait effectuer une piqûre de prononcer une phrase à l’adresse d’Allah. Si les conditions de détention ne sont pas différentes pour les personnes regroupées dans l’U2P, le rapport relève toutefois  l’impossibilité pour ces dernières de réserver leur parloir au moyen de la borne électronique disponible et l’obligation de passer par le standard téléphonique. Un obstacle de taille, relève l’OIP qui a constaté à plusieurs reprises l’engorgement de cette ligne.

Une envie d’agir malgré tout

Pour autant, l’idée de regroupement n’est pas remise en cause en elle-même par la communauté d’intervenants et d’encadrement de l’établissement. « Tous les interlocuteurs rencontrés, y compris les différents représentants des cultes, ont insisté sur la nécessité d’adapter les réponses de l’administration face à ce phénomène qualifié de péril pour l’ordre en détention mais aussi pour le devenir des jeunes  détenus incarcérés. Certains  ont  même  indiqué  que l’administration avait certainement  trop  longtemps «accepté» certaines manifestations d’une radicalisation religieuse », pointe le rapport. Mais à condition d’organiser une sérieuse concertation en amont et d’accompagner ces détenus de manière spécifique. « Il y a certainement dans cette volonté unanime, matière a progresser dans le traitement de ce phénomène et obtenir des résultats probants« , encouragent ainsi les inspecteurs de la mission.

Trois aumôniers témoins de Jéovah et un seul musulman

L’une des difficultés pour améliorer le dispositif est qu’il faut faire avec les moyens du bord. Or, ceux-ci ne laissent pas entrevoir une grande marge de manoeuvre. Concernant l’encadrement de la pratique du culte par exemple, le rapport constate qu’il n’y a qu’un seul aumônier musulman alors qu’un millier de détenus pratiquent le ramadan. Ce dernier, âgé, ne peut donc se rendre dans les cellules malgré les demandes et se contente de séances collectives. Il y a en revanche trois aumôniers témoins de Jéovah pour seulement 80 personnes concernées. Il y a également trois aumôniers catholiques.

Mieux organiser l’évaluation

Le rapport pointe aussi la nécessité d’évaluer une telle expérimentation et l’état de l’influence du fait religieux dès le départ (avec des outils de mesure d’ambiance par exemple). Le renseignement sur les risques de radicalisation n’est pas encore complètement optimal relève également le rapport. Alors qu’une grille d’aide à l’évaluation du risque/degré de radicalisation islamiste a été transmise début janvier 2015, à remplir pendant la phase d’observation des détenus arrivant, les surveillants n’ont pas vraiment été formés pour la remplir, se contentant d’une note de service. En outre, cette grille n’est utilisée que lors du premier entretien des arrivants, et non à la fin du cycle d’observation de quelques jours, ce qui limite l’observation d’un comportement pouvant relever d’une pratique radicale de l’Islam.
 
Concernant le suivi des personnes au sein de l’U2P, un outil spécifique d’observation a été mis en place, mais est peu rempli. Seulement trois observations entre le 11 et le 21 janvier ont constaté les inspecteurs qui observent également que le registre n’est pas visé par le personnel d’encadrement. Il est vrai que d’autres dispositifs d’observation sont déjà en place, à l’instar du CEL (Cahier Electronique de Liaison) qui existe dans toutes les prisons. Mais peu d’observations apparaissent également dans le CEL, à l’exception des personnels du corps de commandement qui restituent les audiences, indique le rapport. A noter que le CEL, qui peut aussi être rempli par les intervenants extérieurs, ne l’est que très peu, étant perçu par un certain nombre comme un fichage électronique préjudiciable au détenu.
 

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