Jeudi soir, on a débarqué à l’hôtel de police de Bobigny (Seine-Saint-Denis) avec un carton déglingué. C’est pour une grosse livraison. On est gentiment restés derrière la ligne jaune de l’accueil jusqu’à ce que le flic en uniforme qui nous toisait se décoince :
« Vous me faites peur avec votre carton. »Pas de panique, on a rendez-vous avec un brigadier-major de la Sûreté.
Le carton devant le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de Pantin (Fatma/Rue89)
Rue89 « objets trouvés » a fermé boutique, deux jours après la publication de notre article sur les 196 dossiers de détenus que nous avions récupérés. Ils avaient été abandonnés sur le trottoir, devant le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de Pantin (Seine-Saint-Denis).
Voilà, on les a rendus. La police respire, elle va pouvoir clore l’affaire du siècle avant de partir en week-end. Pas l’administration pénitentiaire, qui continue à traquer l’auteur de la boulette. Comme nous, elle ne comprend pas : comment ce carton a-t-il pu s’échapper ?
Pas trop le temps pour les archives
Tous nos interlocuteurs sont formels : ce n’est pas qu’une bourde, mais une conséquence de ce qui se passe dans beaucoup de Spip en France. Un gros boulot au quotidien, un manque de moyens chronique, des fonctionnaires débordés – à commencer par le juge d’application des peines en amont – et donc, des priorités à hiérarchiser.
Les Spip
Dans chaque département, le service pénitentiaire d’insertion et de probation, qui dépend du ministère de la Justice, accompagne les détenus, les condamnés qui purgent leur peine en « milieu ouvert » (bracelet électronique, sursis, travail d’intérêt général, semi-liberté) et les personnes placées sous contrôle judiciaire.
« Le personnel administratif qui s’occupe de l’archivage est débordé. La hiérarchie lui demande un travail énorme en matière d’accueil et surtout, d’exploitation statistique des données.Comparé à la masse de papiers accumulés, « nos » 196 chemises, ça fait petit joueur. D’après les chiffres du ministère de la Justice, le Spip de Pantin est en charge de plus de 5 000 dossiers au 1er avril, pour une cinquantaine de conseillers. Contactée, l’administration pénitentiaire n’a pas souhaité en dire plus sur les effectifs et le fonctionnement du service.
Les conseillers d’insertion et de probation (CPIP) traitent parfois jusqu’à 200 dossiers. Forcément, les archives deviennent secondaires. Elles sont le parent pauvre. »
« Ce n’est pas la première histoire de dingue »
Fabienne Titet, responsable CGT au Spip de Pantin, précise que dans le 9-3, le nombre de demandes de bracelets électroniques a quadruplé depuis 2012. Même si la justice recrute – 300 CPIP supplémentaires annoncés l’an dernier, encore en formation – les peines purgées en milieu ouvert progressent plus vite : 50 000 personnes supplémentaires entre 2004 et 2012.
Deux dossiers « VIP »
Dans le carton, on est tombés sur le dossier d’Adlène Hicheur, un physicien franco-algérien condamné pour terrorisme en 2012. Déjà fatigué par toute cette affaire, il nous a fait savoir par son frère qu’il n’avait pas envie de réagir. Assis devant nous, dans son grand bureau parisien, son avocat Patrick Baudouin, président d’honneur de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme), découvre à quel point les dossiers sont intimes. Il lâche : « Ce n’est pas la première histoire de dingue qui concerne la justice française. »
Même réaction du côté de son confrère, Jean-Yves Liénard. Lui défend Marc Hornec, une figure du grand banditisme, la deuxième « célébrité » du carton. Sous son adresse perso, le numéro de sa compagne a été ajouté au stylo.
Même réaction du côté de son confrère, Jean-Yves Liénard. Lui défend Marc Hornec, une figure du grand banditisme, la deuxième « célébrité » du carton. Sous son adresse perso, le numéro de sa compagne a été ajouté au stylo.
« La hausse des effectifs n’aura fait que compenser l’augmentation du nombre de mesures, si bien qu’on peut parler de saturation endémique des services de probation, tant le ratio de mesures suivies par agent s’est toujours maintenu à un niveau élevé.La numérisation des données, qui éviterait d’accumuler du papier, est à la traîne. Outre le manque de temps, une partie du personnel n’est pas formée et le matériel est trop fatigué. Fabienne Titet :
Au-delà des inévitables disparités locales, difficiles à mesurer avec précision faute d’informations disponibles, la diversification des missions confiées au Spip conduit même à penser que les agents de probation ont été confrontés ces dernières années à un véritable accroissement de leur charge de travail. »
« Il y a des pièces jointes reçues par e-mail qu’on ne peut pas lire parce qu’on n’a même pas les logiciels adaptés. »
Entretiens supersoniques
Il y a quelques années, Jérémie a fait un peu de taule et porté un bracelet électronique pour des histoires de stupéfiants. Il a contacté la rédaction mardi pour savoir si on avait son dossier :« Ça me prendrait la tête de savoir qu’un inconnu pourrait connaître des choses très personnelles sur ma famille et moi. Si on ne peut pas nous protéger sur ce plan-là, autant se balader avec une pancarte “j’ai été en taule”, ça ira plus vite. »Dominique – le prénom a été changé – a longtemps bossé au Spip de Pantin où il a vu les conditions de suivi se dégrader. Comme certains de ses confrères, il évoque des entretiens de plus en plus courts (15-20 min), limite supersoniques – genre « bonjour, ça va bien, vous avez les pièces justificatives, merci, à bientôt » – qui créent des frustrations de part et d’autre.
D’un côté, un conseiller qui sait qu’il ne pourra pas aller au bout d’un projet personnalisé, de l’autre un justiciable qui sent le côté bordélique. Dominique, lassé :
« Que reste-t-il de notre fonction ? Nos missions changent tout le temps. On nous demande d’être assistants sociaux, psychologues, auxiliaires de justice.
Quand une personne condamnée récidive, ça retombe sur nous parce que la hiérarchie et les politiciens nous soupçonnent de mal faire notre travail [comme en 2011 avec l’affaire de Pornic, ndlr]. »
Rendre le carton, parcours des combattants
Dans cette histoire de documents paumés, l’administration pénitentiaire n’a pas déposé plainte. Le parquet de Bobigny a quand même ouvert une enquête contre X pour « vol » – laquelle ne vise ni Rue89, ni les deux jeunes femmes qui ont trouvé le carton – qui s’oriente finalement vers une négligence.Le parquet a écarté la piste d’un inconnu qui se serait introduit dans les locaux pour chourer un dossier. Même Fabienne Titet relativise les problèmes de stockage qu’elle évoquait dans notre premier article :
« Certaines fenêtres peuvent rester ouvertes le week-end, mais c’est à l’étage. Il faudrait vraiment en vouloir pour grimper. Il y a quelques mois, on a eu des soucis de portes et de badges d’accès mais c’est résolu. Quand on cherche vraiment un dossier, on le retrouve. »Depuis le début de la semaine, on regardait ce vieux carton en nous demandant pourquoi personne ne le réclamait. On ne savait même pas où le ranger. Alors, sympas, on a décidé de faire le premier pas en appelant la pénitentiaire, le parquet puis les flics.
Au téléphone, un policier nous explique qu’il n’a pas le temps de venir récupérer les dossiers à Paris, faute de temps et de véhicule (misère). Dans son bureau décoré comme le studio d’un mec qui vient de se faire larguer, ses collègues rentrent et sortent.
Ils sont venus voir la gueule de ceux qui leur ont pris la tête ces trois derniers jours et nous balancer des répliques de justiciers, genre :
« Même au FBI j’suis sûr que ça leur arrive de perdre des dossiers. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire