Cet été, évasions et dysfonctionnements se sont multipliés, montrant les limites de la privatisation du parc carcéral.
"Une évasion du XXème siècle", selon les mots d'un représentant de surveillants, dans... une prison-modèle de dernière génération, c'est un peu embêtant.
Les installations flambant neuves du centre pénitentiaire de Réau, prison de haute sécurité de Seine-et-Marne inaugurée en 2013, n'ont en effet pas empêché le braqueur Rédoine Faïd de se faire la belle le 1er juillet dernier.
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La faute à une "série de dysfonctionnements", selon le rapport du ministère de la Justice. Parmi eux : l'absence remarquée de filet anti-hélicoptère dans la cour d'honneur de l'établissement, prévu dans le contrat de mise en oeuvre signé en 2011, mais jamais installé, des "portes sans doute mal situées", et "une organisation des parloirs qui mérite d'être revue", d'après la ministre Nicole Belloubet.
Pour un établissement conçu selon les dernières normes de sécurité en vigueur, le diagnostic n'est guère rassurant. D'autant que deux autres centres pénitentiaires, celui de Nantes et d'Annoeullin dans le Nord, ont été construits sur le même modèle.
Un modèle prévoyant notamment que les détenus pour longues peines, potentiellement plus dangereux, soient incarcérés dans un quartier implanté au coeur même de centres pénitentiaires pourtant destinés aux prévenus et aux condamnés à de courts séjours à l'ombre.
Et ce, alors que ces profils-là sont normalement incarcérés dans des maisons d'arrêt spécifiquement adaptées. "Une aberration" pour Jérôme Massip, secrétaire général du Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS). "Chaque établissement doit être dédié à un type de détenu". Le même problème se poserait dans la prison de Condé-sur-Sarthe, inaugurée en 2013, et qui s'apprête à héberger un nouveau quartier destiné aux individus radicalisés.
"L'étanchéité y est purement physique, les détenus pourront communiquer par les fenêtres, alors que la priorité affichée était de les isoler", assure Jérôme Massip.
Répondre à "l'urgence"
Ces risques ne sont pas ignorés par l'administration. Dans son livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire publié en 2016, la commission chargée de sa rédaction indique partager "les critiques qui ont pu être émises quant à la multiplication de centres pénitentiaires réunissant en leur sein trop de quartiers distincts".
Pourquoi un tel choix ? Un rapport de la Cour des comptes daté d'octobre 2011 esquisse une réponse : "Les groupes privés poussent à la réalisation de grands ensembles, davantage susceptibles de permettre la recherche d'économies dans l'exploitation et la maintenance."
C'est l'une des spécificités des prisons construites depuis la loi d'orientation et de programmation de la justice de 2002 : leur conception et leur mise en oeuvre ont été en partie déléguées à des acteurs privés, soumis à un cahier des charges très contraignant et à une obligation de performance, sous peine de sanctions. Le but ? Permettre à l'Etat de lutter contre une surpopulation carcérale dans un contexte de rigueur budgétaire.
C'est ainsi que l'APIJ, organisme rattaché au ministère de la Justice et chargé de la construction et de la rénovation de son patrimoine immobilier, a initié à partir de 2004 des partenariats public-privé (PPP) censés résoudre cette difficile équation.
Un système bien connu des administrations publiques mais controversé : car au lieu d'investir dans la construction d'une nouvelle prison, l'Etat n'est que le locataire de murs bâtis par l'entreprise, et s'engage en retour à lui payer un loyer, généralement pour une durée de 30 ans au terme de laquelle il devient automatiquement propriétaire de l'édifice.
En juin 2012, la garde des sceaux Christiane Taubira elle-même avait décrit comme "pas "acceptable" ce mode de financent engageant l'Etat "sur deux générations". Tout en ajoutant : "Mais l'urgence humaine est là, d'où le choix d'ouvrir ces nouveaux établissements".
"Bombes à retardement"
Quitte à voir gonfler la facture de manière colossale à mesure que les années passent, en raison de taux d'intérêts moins avantageux que ceux habituellement accordés aux administrations publiques.
D'après le livre blanc de l'immobilier pénitentiaire, la Cour des comptes "s'est alarmée à de multiples reprises du volume considérable de restes à payer représentés par ces contrats", évalués en 2016 à 5 milliards d'euros pour la seule administration pénitentiaire, "avec des loyers étalés jusqu'en 2038".
Dans son rapport de 2017, cette même cour indique que le montant des loyers de PPP atteindra un niveau moyen de 223,8 millions d'euros par an entre 2020 et 2036. Une somme qui représente 40% des crédits consommés en 2015 pour l'immobilier pénitentiaire. Alors même que les établissements issus de PPP ne regroupaient que 15% des places opérationnelles en cellule en 2016.
Afin de limiter l'impact de ces "bombes à retardement", comme les qualifiait en 2014 un rapport du Sénat, le ministère de la Justice a annoncé en mars 2018 qu'il abandonnait le recours aux PPP.
La nouvelle administration, qui a hérité des engagements contractée par les précédentes, affirme "partager les réserves exposées par la cour des comptes", par la voix de son porte-parole Youssef Badr. Sans envisager une résiliation des contrats, qui "impliquerait le versement d'indemnités trop élevées et par conséquent difficilement soutenables pour le budget de la justice."
Restent donc 14 établissements gérés dans le cadre de contrats déjà signés, dont le centre de Réau et la nouvelle prison de la Santé à Paris. Des vestiges qui pourraient sérieusement affecter le budget alloués aux 171 autres prisons françaises dans les années à venir.
Quant à la qualité d'exécution des bâtiments livrés, elle n'est pas toujours à la hauteur des attentes : "Les entreprises (...) peuvent rester marquées par des logiques de métiers, tendant à conduire le constructeur à rechercher la livraison la plus rapide de l'ouvrage pour pouvoir se désintéresser de sa gestion", indiquent les auteurs du livre blanc. Ce fut le cas à Roanne en 2013, puis à Marseille, où la nouvelle prison des Baumettes s'est retrouvée grevée d'une série de malfaçons, un an à peine après son ouverture. Infiltrations d'eau, serrures et alarmes défectueuses, canalisations à contre-sens, WC et douches inutilisables... des défauts particulièrement difficiles à corriger dans le cadre d'un partenariat avec le privé.
Car les contrats sont établis au moment de l'ouverture des lieux, et la moindre prestation qui n'a pas été définie à l'avance engendre des surcoûts pour l'administration. Ce qui, sur une durée de 30 ans, "ne manque pas de se produire", note le livre blanc.
"Le chef d'établissement n'a pas la main" déplore Aurélie Pascal, représentante du syndicat national des directeurs pénitentiaires. "Une demande de modifications de travaux doit d'abord remonter à la direction générale et l'administration centrale, et se négocier en haut lieu. Quand tout va bien, elle redescend dans un délai assez long. Sinon, elle ne redescend pas du tout." Faute de temps et de moyens, les administrations rechignent également à engager des procédures contre les entreprises les plus récalcitrantes.
Au-delà des travaux les plus lourds, c'est surtout dans la gestion quotidienne que cela devient pesant. "Si vous avez prévu dix-huit ampoules à changer dans le contrat, la dix-neuvième coûtera autant que toutes les autres", illustre Aurélie Pascal. Aux frais, cette fois, du contribuable. Un manque de flexibilité qui n'affecte pas seulement les 14 établissements construits dans le cadre de partenariats public-privé.
"Les surveillants doivent payer les pots cassés"
Depuis le début des années 90 et le "plan 13 000" d'Albin Chalandon, garde des sceaux de Jacques Chirac, sous François Mitterrand, de plus en plus d'établissements voient leur gestion déléguée à des prestataires externes : maintenance des installations, distribution des repas, accueil des familles, formation professionnelle.... Ceci afin de profiter des qualités habituellement prêtées au secteur privé : "efficacité, rapidité, diminution des coûts et capacité d'innovation" selon le site du Ministère de la Justice. Mais là aussi, les résultats attendus ne sont pas toujours au rendez-vous.
"L'entreprise nous fait savoir qu'elle n'a plus les moyens d'assurer intégralement la distribution des cantines, et ce sont les surveillants qui doivent s'en charger à sa place pour désamorcer les conflits".
Autre illustration cet été à la prison de Villepinte, lorsque quatre détenus ont diffusé une vidéo de leur cellule étouffant derrière une vitre de plexiglas en pleine canicule.
La société de maintenance Gepsa, filiale d'Engie qui gère 40 établissements pénitentiaires en France, n'avait pu être sollicitée pendant le week-end, au contraire du personnel technique d'une prison gérée par l'administration.
"Public ou privé, le détenu s'en fout, et ce sont les surveillants qui doivent payer les pots cassés", tonne Jérôme Massip. "La gestion privée a facilité la vie de beaucoup de monde", nuance toutefois Aurélie Pascal, On ne peut déplorer que son manque de flexibilité, et ses coûts très élevés".
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