samedi 13 février 2016

Fresnes - La menace djihadiste

Pour éviter l’endoctrinement d’autres prisonniers, le directeur de la maison d’arrêt de Fresnes a mis au point un programme pionnier. Enquête.



Bienvenue dans le centre pénitentiaire de Fresnes. Ses rats, ses ­effluves. Et ses radicaux. Lorsque, il y a quatre ans, Stéphane Scotto ajoute son nom à la liste gravée en lettres d’or des directeurs de Fresnes, il fait très vite ce constat : entre les murs, la radicalisation prend une ampleur sans précédent.

 La prison, pour lui, ce n’est pourtant pas nouveau : « J’y vis depuis vingt ans, nous dit-il. Enfin douze heures par jour… » Ce quadragénaire à l’accent chantant a grimpé tous les échelons du service pénitentiaire avant de prendre les rênes de la vieille centrale. Mais il découvre que certains détenus subissent des pressions inhabituelles.

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« Dans mon bureau, on me ­raconte qu’on n’ose plus prendre une douche nu, on est obligé de porter des caleçons. D’autres n’ont plus le droit de regarder certains programmes à la télévision… » A Fresnes, le culte musulman est organisé dans le respect d’un règlement intérieur strict. Le qamis ou la djellaba sont interdits en dehors des temps de prière dans la « fosse », le lieu de culte, cette salle qui, à l’entresol, sert à toutes les religions.


Mais à l’ombre des cellules, plus de règlement. Trois détenus pour 9 mètres carrés : des petites frappes mélangées avec des gros bras ou des mystiques, victimes d’apparitions au contact d’imams autoproclamés. En théorie, le service ­pénitentiaire se charge d’observer et de renseigner. « Facile à dire, il faudrait déjà être formé pour cela. Parfois, on retrouve des livres lors des fouilles de cellule, mais on ne peut pas vous dire si ce sont des textes qui poussent à faire le djihad ou non », lâche, désemparé, un surveillant.

En prison, les petites frappes rencontrent des caïds, et les radicaux ciblent les jeunes sans parloirs

Dix aumôniers catholiques se partagent les visites et les cultes, et seulement cinq musulmans. Mohamed Loueslati, aumônier musulman en charge de 20 établissements pénitentiaires et de 6 000 détenus, estime pourtant, dans « L’islam en prison », que « la population issue de l’immigration représente plus de la moitié de la population carcérale globale, voire les deux tiers dans certains établissement, alors qu’à l’échelle nationale, ce chiffre ne dépasse pas 8 % ».

Des chiffres invérifiables, souligne Stéphane Scotto. « Nous ne sommes pas en Angleterre où les détenus indiquent leur religion à leur arrivée : le fichage est interdit en France. Mon seul indicateur est le nombre d’inscrits au ramadan : 1 000 l’été dernier. » Pour 2 300 pensionnaires…

Cinq mois avant les premiers attentats à Paris, le directeur bouscule déjà les codes carcéraux. Il crée une « unité de prévention du prosélytisme ». Les détenus ­incarcérés pour des actes en lien avec des entreprises terroristes sont regroupés. On imagine un Guantanamo à la française, hypersurveillé.

Le fantasme fait couler beaucoup d’encre. « L’objectif était simple, éviter la pression de ces individus considérés comme nocifs pour le reste de la population. C’est-à-dire l’endoctrinement », se justifie Scotto.

En ­apparence, rien ne diffère dans le quartier où ils sont regroupés. Un couloir central, avec de part et d’autre des barreaux en fer jaune, compose l’entrée. D’un côté, la coursive sud ; de l’autre, la coursive nord. Et la même odeur de réfectoire qui se dégage des vieux carreaux. Portiques de sécurité, boxes réservés aux ­visites des avocats, filets de sécurité pour éviter les chutes accidentelles ou volontaires, ­cellules alignées à intervalles réguliers, portes closes, tout est identique.

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Seul le traitement des 27 prévenus du premier étage sud diffère. « Eux, ils sont seuls, sans codétenus… un confort sans pareil », commente un des surveillants. Tout est organisé pour qu’ils ne croisent pas les autres. Pas même leur regard. Le plus connu de ces proscrits, Sid Ahmed Ghlam, est l’auteur présumé du meurtre d’Aurélie Châtelain. Il est également mis en examen dans le cadre du projet d’attentat contre une église de Villejuif.

« Comme les autres radicalisés, il est fermé et parle très peu avec l’administration. Ghlam n’a pas un profil lambda. Il est dangereux car il a accès à un réseau, il a toujours des contacts dans des ­filières », lâche le gardien. Son carnet d’adresses ne pourra profiter qu’à ceux qui sont aussi dangereux que lui.

Quand Ghlam joue les taiseux devant le personnel pénitentiaire, d’autres jouent les shérifs, comme Flavien Moreau, le premier djihadiste français condamné à son ­retour de Syrie. Lui ne connaît pas ce nouveau quartier « VIP », il purge sa peine à l’isolement. « Son traitement s’explique par un comportement ultra-­violent à l’égard de l’autorité pénitentiaire », commente un surveillant. « Ingérable », résument certains.

A Fresnes, le silence est rare et l’agitation quotidienne. Mais le 13 novembre dernier, la tension monte ­encore d’un cran dans la vieille bâtisse en brique : cris d’effroi, coups sur les portes et quelques « Allah Akbar » ­retentissants. La nouvelle des attentats de Paris et de Saint-Denis avait pénétré les murs épais. Cette nuit-là, ici comme ailleurs, les hommes sont restés scotchés aux écrans de télévision ou à leur radio.

Détenus ou matons, il n’y avait plus de différence. L’espace d’un instant, chacun ressent la même ­appréhension pour ses proches. Clandestinement, des nacelles de fortune se ­balancent, au bout de ­ficelles, d’une ­fenêtre à l’autre : des messages ou des ­téléphones. Le « yoyo » permet de se rassurer ou de faire passer une terrible nouvelle. Fabio*, condamné à plus de vingt ans pour assassinat et double tentative d’assassinat, a perdu deux amies cette nuit-là. « Cela aurait pu être moi, je suis parisien et je connais ces endroits… Les attentats de novembre m’ont choqué. Pour “Charlie”, c’était différent. On s’y ­attendait. Certes, on n’a pas le droit de mourir pour un dessin, mais bon… ils étaient prévenus. »

Le 13 novembre, on a entendu quelques « Allah Akbar »

Une vidéo titrée « Minute de silence à Fresnes » a vite circulé sur les réseaux sociaux. Neuf secondes pendant lesquelles on ne voit pas grand-chose, mais où l’on entend des cris. Le ­moment de recueillement aurait-il été conspué par les prisonniers ? Pour Stéphane Scotto, c’est un pur mensonge.

Ces images auraient été tournées à un autre moment. Les détenus qu’il nous présente confirment sa version et ­racontent à quel point l’émotion nationale a pénétré Fresnes. Un surveillant, ­attaché à son anonymat, n’est pas d’accord. Mais il convient : « Les jours qui ont suivi les ­attentats, on n’a pas reconnu les 27 radicalisés. Eux sont restés silencieux, ils se faisaient ­encore plus petits. » Des groupes de ­parole permettent de prendre la température. Comme le 6 janvier, à la veille des commémorations nationales, lorsque Scotto et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ­organisent un débat sur le vivre-ensemble.

David-Olivier Kaminski, ­avocat et représentant de la Licra, a délibérément choisi Fresnes : « C’est un établissement ­mythique, et puis ce programme pilote de déradicalisation est inédit. On a le devoir d’organiser ce type d’événement. » Assis sur des bancs d’écoliers dans la fameuse « fosse », une cinquantaine de détenus, dont six en provenance de la coursive des radicalisés, attendent.

Rapidement, les questions ­détournent l’objet du débat sur la radicalisation. Pascal*, catholique, tient entre ses doigts le livre d’un prêtre intitulé « Le bonheur d’aimer ». De manière un peu hasardeuse, il tente une question sous le regard perçant du ­directeur : « Je ne comprends pas bien dans quel but vous réunissez les radicalisés. Vous essayez de former une équipe de foot ? » L’assistance s’amuse. La direction, un peu moins.

Trois jeunes attendent que l’heure passe. L’un d’eux finit par lever la main : « Ne pensez-vous pas que Gilles Kepel a raison quand il dit que la ­prison est un incubateur à djihadistes, avec ses cellules surchargées ? » Le garçon n’a pas 20 ans, mais parle avec un ­sérieux qui traduit une certaine réflexion. Incarcéré ­depuis novembre dans la coursive des ­radicalisés, il ne s’étend pas sur les faits qui lui sont reprochés mais s’attache à un détail : « J’ignore pourquoi ils m’ont collé cette étiquette. J’ai l’impression d’être ­observé comme un rat de laboratoire sur lequel on est en train de faire une expérience. » On n’en saura pas ­davantage. Personne n’est autorisé à lui adresser la parole.

Par petits groupes, les détenus quittent la salle. On se toise comme dans une cour de récréation, entre sections différentes. Si chacun porte un numéro d’écrou, c’est à peu près la seule égalité. Du haut de son 1,90 mètre, avec sa carrure de boxeur, Fabio ne craint personne. « Les détenus visés par le prosélytisme sont des faibles : jeunes, sans parloirs ni attache ­familiale dans la région. J’ai fait la Santé ; maintenant, je suis ici. Ces soi-disant imams n’osent pas venir me voir… parce que moi, je suis fort. »

* Les prénoms ont été changés.

Paris Match

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