mercredi 17 février 2016

Italie - Les prisonniers pâtissiers

Derrière les barreaux ils font des gâteaux. Alors que les prisons sont considérées comme des hauts lieux d’entretien de la délinquance, dans le nord de l’Italie une entreprise remet les détenus dans le droit chemin grâce au travail.

Condamnés à de lourdes peines pour des crimes très graves, après plusieurs années de formation, ces hommes sont transformés, et la récidive chute de façon spectaculaire.

Il est 5 heures du matin lorsque les premières odeurs de brioche et de croissant emplissent la pâtisserie Giotto. Comme dans toutes les pâtisseries, des hommes habillés de tabliers blancs portant un calot en papier sur la tête s’affairent, qui à la confection d’une pâte sablée, qui au démoulage d’une tarte aux fruits, qui au dressage d’appétissants petits-fours…

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Comme dans toutes les pâtisseries, une radio protégée par un film plastique diffuse des chansons populaires. Rien à signaler ou presque. Les fenêtres ont des barreaux. Des agents de sécurité vérifient les papiers d’identité des visiteurs qui sont fouillés avant d’entrer. Les téléphones portables et l’argent en liquide sont interdits. Nous sommes dans la prison de Padoue, une des dix plus grandes d’Italie. Plus de six cents personnes y sont détenues. La plupart y purgent de longues peines. Meurtres, braquages, enlèvements, séquestrations… l

es pâtissiers de Giotto n’étaient pas des enfants de chœur. Mais on peut parler au passé tant ici le travail adoucit les mœurs. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels, Nicola Boscoletto l’affirme sans ciller : « Lorsque nos salariés sortent de prison, la récidive est estimée à 2 % alors qu’elle varie entre 70 % et 90 % chez les autres détenus italiens. » Nicola Boscoletto est le directeur de l’Officina Giotto, un consortium qui regroupe deux coopératives employant 150 détenus dans la prison. Ces derniers travaillent au sein de différents ateliers, pâtisserie, réparation de vélos, confection de valises, de clés USB, numérisation de documents pour différentes sociétés, centre d’appels pour prises de rendez-vous à l’hôpital de Padoue…
Le travail aide donc à la réinsertion. Oui, mais pas n’importe quel travail. En France, la question fait débat. En septembre 2015, une pétition, signée par 375 universitaires, principalement spécialistes du droit et du travail, rappelait les règles pénitentiaires européennes : « L’organisation et les méthodes de travail dans les prisons doivent se rapprocher autant que possible de celles régissant un travail analogue hors de la prison, afin de préparer les détenus aux conditions de la vie professionnelle normale. » Saisi sur cette question du respect du droit du travail en prison, le Conseil constitutionnel a jugé que la législation respectait la Constitution. Pourtant, les détenus ne signent aucun contrat, n’ont pas d’assurance chômage, pas de congés payés, pas de médecine du travail, pas d’allocation en cas de maladie, pas de droit de grève ni de se syndiquer. Ils sont payés entre 20 % et 45 % du smic horaire.

Des salaires indécents s’élevant à moins de 2 euros de l’heure ont donc été observés. Enfin les détenus n’ont aucune garantie quant au nombre d’heures et de jours travaillés chaque mois. La plupart, n’ayant jamais exercé aucun métier avant la prison, ressortent avec une perception dégradée du travail et associent travail et humiliation. Comment pourrait-il en être autrement quand des directeurs d’établissement nous décrivent les activités proposées : distinguer des vis cruciformes de vis non cruciformes, déplier des cartons et les scotcher afin de les rendre prêts à l’usage…

Philippe Auvergnon, juriste du travail et directeur de recherche au CNRS, souligne un point important : « L’administration pénitentiaire considère le travail comme le sport, c’est-à-dire un outil pour maintenir la paix sociale. Quant aux détenus, ils veulent travailler même s’ils disent qu’ils sont exploités et en effet ils le sont, mais ça les occupe et leur apporte une certaine autonomie. » Il est en effet impossible de vivre en prison sans argent permettant d’acheter des produits de toilette, des cigarettes, des livres… pour cantiner comme on dit dans le jargon pénitentiaire.
 
A Padoue, Dinja ne fait pas que cantiner avec son salaire de 900 euros net, il parraine deux associations humanitaires en Ouganda afin de contribuer à l’éducation des enfants. Avant de travailler pour l’Officina Giotto, il était à l’isolement car considéré comme violent envers lui-même, envers le personnel de la prison et envers les autres détenus. « Personne ne pouvait m’approcher. Je restais dans ma cellule, les journées ne passaient pas, je voulais me suicider. Au début, ça a été très difficile. Je n’avais jamais travaillé et je voulais gagner de l’argent facilement, mais les formateurs et tout le personnel de Giotto m’entouraient pour me motiver et me calmer. Je ne comprenais pas pourquoi ces gens faisaient cela, moi qui avais été si violent et méchant. Aujourd’hui, j’aime ce travail et c’est comme une renaissance. »
Condamné à perpétuité pour deux homicides, Dinja est incarcéré depuis treize ans, il est encore en prison pour longtemps. Au regard de sa peine, on n’ose pas lui demander ce qu’il compte faire en sortant. En revanche, la question fut posée à Francesco, 47 ans, incarcéré depuis 1993, qui devrait sortir en 2020. Arrivé à Padoue en 2003, il était auparavant à Lecce, dans les Pouilles. Il y était enfermé vingt-deux heures sur vingt-quatre. Il ne faisait rien, ne voulait rien. Il attendait. Mais qu’attend-on quand on est enfermé près de trente ans ? A Padoue, il a commencé à étudier puis à travailler. D’abord pendant quatre ans au centre d’appels, puis depuis peu il est arrivé en pâtisserie.

Les Panettones de la prison sont classés parmi les dix meilleurs d’Italie

« Aujourd’hui, j’ai des projets. J’ai parlé avec mon fils et ma sœur, nous voulons ouvrir une pâtisserie dans le nord de l’Italie. Je veux commencer une nouvelle vie. » Guido, condamné à perpétuité, raconte aussi l’évolution de ses relations familiales depuis qu’il travaille. « J’ai réussi à dialoguer, à me confronter aux idées de mes collègues. A présent, je discute avec ma fille et l’aide à payer ses frais d’inscription à l’université. » Guido a appris à lire en prison. Ainsi peut-il tous les soirs s’évader sans sauter le mur. Ses propos nous sont traduits par Franco, originaire du Piémont, qui parle un bon français pour avoir fréquenté les Baumettes à Marseille, et aussi les prisons de Nice et de Lyon. Incarcéré ensuite aux Pays-Bas, pour enlèvement et séquestration, il s’est enfui de cette prison et a passé dix-neuf ans en cavale. Arrêté en 2004, il était considéré comme très dangereux et a été placé en quartier de haute sécurité. Comment cet homme si calme et raffiné, portant une jolie chemise bleue rayée et un élégant petit foulard autour du cou a-t-il pu être fiché au grand banditisme ? « Avant, je n’avais pas la possibilité de travailler car j’étais considéré comme dangereux. La seule chose à laquelle je pensais c’était : comment m’évader ? En arrivant à Padoue, j’ai changé grâce au travail. Je vais bien à présent et j’ai tourné la page par rapport à mon passé. »
 
Nous nous approchons d’Elvin qui vient de sortir ses panettones du four. Il les retourne afin que la pâte ne reste pas tassée à la base du gâteau. « La pâtisserie c’est minutieux mais, si tu respectes la recette, tu y arrives. Le panettone, c’est plus compliqué à cause de la fermentation. La pâte est vivante et comme tout ce qui vit, c’est parfois imprévisible », nous explique-t-il. Condamné pour homicide, il est employé depuis huit ans à la pâtisserie Giotto. A 37 ans, dont douze années passées derrière les barreaux, il n’avait jamais travaillé avant d’arriver à Padoue. La pâtisserie a changé sa vie et ce ne sont pas de vains mots. Petit, le crâne rasé, son regard ne lâche jamais celui de l’interlocuteur, au point d’en être un peu gênant. Bien qu’assagi, il garde une certaine arrogance et l’on devine que les coups de matraque n’ont pas dû avoir beaucoup d’effet sur lui. Le travail, en revanche, oui : « A ma première permission, eh bien, je ne serais jamais revenu le soir si je n’étais pas pâtissier chez Giotto. » A sa libération, Elvin souhaite retourner chez lui en Albanie et ouvrir une pâtisserie, comme l’a fait un autre détenu, qui a créé son entreprise après avoir appris entre ces murs un vrai et beau métier. C’est à cette condition que le travail devient un outil de réinsertion. Selon Paolo Massobrio, fondateur du prestigieux guide gastronomique « Il Golosario », « les panettones de la prison de Padoue sont classés parmi les dix meilleurs d’Italie. Nous avons également référencé leurs biscuits et leurs excellentes glaces artisanales. La qualité du produit est très importante pour la rééducation des détenus qui n’en sont que plus dignes ».
 
A la noblesse de la tâche et à la qualité de l’apprentissage s’ajoute, dans les ateliers Giotto, le respect du droit du travail. Comme les autres salariés de la coopérative, les 150 détenus signent un contrat qui leur assure le même salaire qu’à l’extérieur mais aussi tous les droits qui vont avec : arrêt maladie, chômage, vieillesse, droit de grève, qui n’est d’ailleurs guère revendiqué. Un des responsables le note avec humour : « Ce sont des employés assidus qui ne font jamais la grève car il est plus agréable de travailler que de rester dans sa cellule. »

Un modèle bénéfique, autant pour les détenus que pour la société au vu de la baisse de récidives. Pourquoi n’est-il pas plus répandu en Italie et ailleurs ?

Le directeur du consortium Giotto, Nicola Boscoletto, a son idée. Le système carcéral ne croit pas à la rééducation des prisonniers, c’est un milieu très fermé.

En France, on entend souvent dire que les entreprises partiraient si le droit du travail entrait en prison et s’il fallait payer les détenus comme des salariés libres. Pourtant il existe des incitations fiscales pour les attirer. Et l’administration pénitentiaire met à disposition gratuitement les locaux. Giotto est d’ailleurs une affaire florissante qui livre ses gâteaux dans les plus grands hôtels d’Italie, vient d’ouvrir un glacier au centre de Padoue et projette d’en ouvrir un autre à Lisbonne. La boutique sera tenue par d’anciens prisonniers. Enfin, Giotto possède un bon restaurant dont le pizzaiolo est un détenu en semi-liberté.
Les serveurs n’ont-ils pas peur de la présence d’un homme autrefois classé dangereux ? Aucun ne fait de différence entre ce pizzaiolo et un autre. Rino est aussi en semi-liberté. Au volant d’une fourgonnette, il livre tous les jours à des entreprises et des collectivités des plateaux-repas élaborés par Giotto. L’idée de s’enfuir avec son véhicule lui a-t-elle un jour traversé l’esprit ? « Après dix années de prison, avec un beau métier et plus que six années de peine, il faudrait être fou pour tout foutre en l’air. » Oui, il faut faire confiance, mais ce n’est pas le plus difficile à accorder à ces hommes métamorphosés par leur activité professionnelle.

Il y a la barrière morale. Si la prison est censée ne priver que de liberté, il est un principe constaté partout dans le monde : dans l’esprit de beaucoup, le niveau de vie d’une personne condamnée doit être moins élevé que le plus bas niveau de vie d’une personne libre. Ce que Philippe Auvergnon résume : « Lorsque vous êtes en prison, il faut que vous en baviez sur tous les terrains, ce que vous mangez, le fait de savoir si vous allez travailler, ce que vous faites comme travail. »

Leur métier comme une rédemption. Même les familles de victimes approuvent

C’est vrai après tout, est-il acceptable que ces hommes soient heureux ? Les familles des victimes apprécient-elles de voir des détenus souriants avec de beaux panettones dorés entre les mains ? Salvatore Pirruccio, qui vient d’être nommé au prestigieux poste de vice-inspecteur de l’administration pénitentiaire du nord de l’Italie, a été directeur de la prison de Padoue de 2002 à 2015. Il a organisé de nombreuses conférences réunissant les victimes et les détenus ainsi que des visites des ateliers de travail. Il cite la fille d’un homme politique assassiné par les Brigades rouges en 1974 alors qu’elle n’avait que 4 ans ; elle est devenue visiteuse volontaire en prison afin d’aider les détenus.
 
«En premier lieu, poursuit-il, les associations de victimes pensent qu’il faut enfermer les détenus et ne pas les faire travailler ni sortir. Mais elles changent de point de vue après avoir visité les ateliers de Giotto. Elles comprennent que le travail dans la prison permet de recréer un lien avec la société. Car si ces détenus ont commis des actes très graves, ce ne sont pas des bêtes. » En effet, ce sont bien des humains que nous avons rencontrés, étrangement fragiles pour certains, dont l’émotion affleure à chaque réponse. D’autres assurément sereins et se déclarant heureux, comme Davor, condamné à perpétuité, qui vit son métier comme une véritable rédemption.

Certes nous ne sommes pas tous capables de pardon. Tout le monde n’est pas le pape François, qui, à peine élu, s’est rendu en prison pour y célébrer une messe et laver les pieds des détenus. Il achète d’ailleurs les panettones de Giotto pour ses cadeaux de fin d’année. Mais si la prière accompagne beaucoup de prisonniers, Nicola Boscoletto, lui-même fervent catholique, ne doute pas qu’un travail intelligent reste la meilleure solution pour rendre leur dignité aux détenus et les aider à se réinsérer. Ce que nous avons vu à Padoue le prouve. Tout en chassant nos préjugés, nous avons aussi oublié que nous étions en prison. C’est avec une vision radicalement différente du criminel que nous avons terminé notre reportage ; au point même de donner notre numéro de portable à un détenu qui le demandait. Toute société doit savoir évoluer pour avancer. Au moment de partir, comme par un fait exprès, la petite radio de la pâtisserie recouverte d’un film plastique diffuse une chanson française. Nous quittons la prison sur ces paroles d’Edith Piaf : « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal, tout ça m’est bien égal. C’est payé, balayé, oublié, je me fous du passé. »

Tous les pays viennent étudier la méthode Giotto... Sauf la France !

En Italie, l’'exemple de l'’Officina Giotto reste une exception. Il existe d’'autres entreprises sociales qui emploient des détenus dans de bonnes conditions, notamment à Rome et à Turin pour la confection de chocolat, de café et de vin, mais ce ne sont que de toutes petites structures. A l’'étranger, Bruno Abate, chef italien, installé à Chicago, s’'est rendu deux fois dans la prison de Padoue afin de comprendre le modèle et d'’essayer de le transposer dans une prison américaine. Pour l’'instant, il apprend aux détenus à faire des pizzas grâce à son association Recipe for Change. Des membres de l’'Association de protection et d’assistance des condamnés (Apac) sont venus du Brésil pour visiter les ateliers de Padoue. L'’Etat brésilien a ensuite rédigé un document officiel de politique sociale demandant à toutes les prisons de mettre en place des possibilités de travail sur le modèle de Giotto. A ce jour, le Chili et le Venezuela sont également intéressés par cette expérience. Quid de la France ? Aucun membre de l’'administration pénitentiaire ne s’'est rendu à la prison de Padoue. S’'il existe quelques exemples de travail intéressant, l'’administration des prisons a beaucoup de réticence à communiquer sur ces questions.

Paris Match

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