lundi 21 novembre 2016

Radicalisation, folie, déshumanisation: malaises dans les prisons

Pour son livre « Prisons de France », Farhad Khosrokhavar, sociologue et spécialiste de l’islam carcéral, a enquêté de 2010 à 2013 dans quatre grandes prisons : Fleury-Mérogis, Fresnes, Saint-Maur... et Sequedin. 

«
Prisons de France
», paru le 20 octobre aux éditions Robert Laffont, est une enquête menée notamment à la maison d’arrêt de Sequedin. Photo archives philippe pauchet

Une enquête inédite sur la radicalisation, la place de la folie en détention, la déshumanisation.



Après chaque attentat ou presque, la question de la radicalisation – islamiste – en prison ressurgit. Car le parcours des terroristes est très souvent marqué par des séjours répétés en milieu carcéral. Le Roubaisien Mehdi Nemmouche, par exemple, qui a reconnu son implication dans l’attaque mortelle du musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, a été incarcéré à cinq reprises à la maison d’arrêt de Sequedin, et dans le Sud.

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La prison mène-t-elle à la radicalisation ? Comme souvent, la réalité est bien plus complexe qu’on nous le laisse entrevoir.

Pour documenter son livre Prisons de France, Farhad Khosrokhavar a mené des entretiens avec «  160 détenus et 170 surveillants, des médecins et des membres du SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation) ». Pendant près de trois ans, il a passé «  trois jours par semaine  » en détention, à observer, à prendre des notes, sans enregistrer, c’est interdit.

Ces établissements lui ont été indiqués par le ministère de la Justice comme «  les plus propices à la radicalisation  ».

« Une trajectoire complexe »

La prison, ce serait trop simple, n’est «  pas le lieu exclusif du jihadisme mais l’une des étapes dans une trajectoire complexe  ». Trajectoire qu’il déconstruit en plusieurs temps : la vie dans les banlieues «  où les activités délinquantes semblent être les seules permettant d’accéder au niveau de vie des classes moyennes  » ; une famille «  désorganisée  » ; la prison intégrée «  comme étant un moment incontournable compte tenu de leur business déviant  » ; la découverte de l’islam radical «  marquant la sacralisation de leur haine de la société  »  et «  un voyage initiatique dans un pays où sévit la guerre civile, où se sont établis des groupes djihadistes  ». Mais il y a également, ajoute Farhad Khosrokhavar lors de notre entretien, «  pas mal de jeunes de classes moyennes entrés dans le processus, qui n’ont aucun casier  ». Une nouveauté par rapport à sa précédente étude en prison, menée entre 2000 et 2003.

Comme une révolte

Le sociologue expliquela tentation du jihadisme comme une révolte contre la société. Dans le livre, il cite le cas d’André, un détenu qui tient la bibliothèque de la prison ; cet « ancien » est gauchiste et peut se trouver des points communs avec les salafistes. Parce qu’ils contestent le modèle occidental de société de consommation, explique l’auteur. Dans la doctrine jihadiste, «  il y a un côté anti-américanisme  ».

Mais, comme tout est toujours compliqué, les salafistes «  ne sont pas nécessairement jihadistes. Et les jeunes sous leur coupe ne sont pas nécessairement radicalisés  ».Les salafistes sont minoritaires par le nombre mais bénéficient d’une aura en prison, l’islam étant largement majoritaire (entre 40 et 60 % des détenus selon Farhad Khosrokhavar).

Un monde clos

La possibilité de radicalisation résiderait dans l’organisation même de la détention. Un monde clos, régi par les rapports de force et par l’opposition entre l’ordre établi, représenté par les surveillants pénitentiaires, et ceux qui le contestent, les détenus.

Parmi ces derniers, Farhad Khosrokhavar décrit bien «  le star system  » carcéral, où des prisonniers leaders sont suivis et adulés par des plus faibles. Parfois les détenus qui ont des problèmes psychiatriques (40 % de la population pénale) sont facilement « radicalisables ». Il a eu accès à des « notes d’ambiance » rédigées par la pénitentiaire à l’ancien quartier maison centrale de Sequedin, là où sont incarcérés les profils plus difficiles. Y est décrite la perte d’influence de Lionel Dumont, un des premiers jihadistes, du gang de Roubaix, au profit d’un nouveau venu : Antonio Ferrara, surnommé «  le roi de l’évasion  ». Le charisme peut être plus important que le fait d’embrasser une religion.

Les prisons, nouveaux asiles?

«  Un lit dans un hôpital psychiatrique coûte 1 000 euros par jour à l’État, une place dans une maison d’arrêt, 90 à 100 euros par jour.  » Le constat de Farhad Khosrokhavar est sans appel : «  Au XVIIe siècle, les fous et les criminels étaient incarcérés ensemble, au XIXe siècle, on les a séparés. Aujourd’hui, il y a une régression, on les met à nouveau ensemble.  »

Au-delà de l’explication purement économique, le sociologue détaille : «  Il y a eu un mouvement anti-psychiatrique, dans les années 1960-1970, qui prônait carrément la suppression des asiles. Vol au-dessus d’un nid de coucou en est un des films emblématiques. Il n’y a pas que l’économie, il y a aussi l’idéologie. La solution, à mon avis, n’était pas de fermer les asiles, mais de les humaniser.  » Les structures hospitalières pour les détenus «  fatigués  », comme les appellent les surveillants pénitentiaires, à l’image de l’UHSA (unité hospitalière spécialement aménagée) de Seclin, «  n’ont pas assez de places. Elles n’accueillent que les cas les plus dangereux  ».

Alors que les «  cas ambivalents  », les fous pas dangereux, peuvent voir leur pathologie s’accentuer avec l’enfermement. «  40 % des détenus en France souffrent de troubles psychiatriques.  » Dans un chapitre intitulé «  Le paysage diversifié des troubles mentaux  », Farhad Khosrokhavar cite longuement ces prisonniers qui n’ont pas toute leur tête. Pour que le lecteur se rende compte qu’ils ne sont pas accessibles à une sanction pénale classique, qu’ils ne comprennent tout simplement pas. «  Il faudrait les mettre ailleurs, cela libèrerait des places en prison. Il n’y a pas besoin d’en construire de nouvelles, comme c’est dans l’air du temps.  »

Peut-on «déradicaliser»?

En 2016, selon les chiffres gouvernementaux cités dans Prisons de France, 346 personnes sont écrouées pour association de malfaiteurs en vue d’une action terroriste, parmi eux 213 islamistes radicaux dont 33 ont déjà été condamnés. Dans son livre, Farhad Khosrokhavar explique que le regroupement des détenus « radicalisés » dans des unités dédiées (l’expérience avortée de Lille-Annœullin notamment et de quatre autres prisons) «  met à l’abri la partie de la population carcérale psychologiquement fragile  » et préserve les autres «  de l’attrait des jihadistes comme des héros négatifs qui seraient d’autant plus attirants qu’ils sont rejetés par la société  ». Mais «  leur rassemblement sous le même toit favorise la constitution de futurs réseaux  »... Et l’accès à Internet, relativement facile en prison avec des détenus presque tous équipés de smartphones, rend l’isolement dans des unités de déradicalisation inopérant.

Comment peut-on alors « déradicaliser » les prisonniers ? «  Ce terme est malheureux, répond le sociologue. On a une partie d’endurcis, qui ne seront pas déradicalisés. Pour une autre partie, je crois qu’ils pourraient changer, il faut aider les jeunes à réfléchir plutôt que de leur dicter une conduite. Une fois qu’ils auront une prise de conscience, ce sera bon.  »

Le chercheur avait mené le même type d’étude en prison, entre 2000 et 2003, et constate que les radicalisés sont de moins en moins repérables par l’administration pénitentiaire : «  Il y a eu une prise de conscience qu’il ne fallait rien montrer, pour échapper au regard des autorités carcérales.  » Certains, par exemple, ne déclarent pas qu’ils font le ramadan, afin de ne pas éveiller les soupçons alors qu’il s’agit d’une pratique religieuse classique.

La «déshumanisation»

De nombreux surveillants pénitentiaires de Sequedin, une prison moderne ouverte en 2005, qui travaillaient auparavant à l’ancienne prison de Loos, fermée en 2011 car trop insalubre, se plaignent paradoxalement de conditions de travail moins humaines.

Farhad Khosrokhavar explique bien l’importance de l’architecture carcérale. Il critique le monstre sacré Michel Foucault et son Surveiller et punir. «  Mais les prisons modernes sont encore plus inhumaines que le panoptique dénoncé par Foucault !  » Le panoptique, comme dans l’ancienne prison de Loos, est conçu pour que la pénitentiaire soit au centre de tout, des entrées et sorties des détenus, ce qui assied sa domination. «  Mais il y avait l’humanisation des regards qui se croisent  », plaide Farhad Khosrokhavar.

Dans les prisons modernes type Sequedin, dans le système de sas, le détenu ne voit pas le surveillant qui lui ouvre. «  La domination est plus totale, plus inhumaine, quand le regard n’existe pas. On aurait pu penser que le surveillant aurait été content, mais non.  »

Le sociologue a mené plusieurs entretiens avec des surveillants, cités dans son livre ; en substance, ils expliquent que ne pas pouvoir être vu par le détenu assimile leur travail à celui d’une machine et qu’ils souffrent de cette perte d’humanité.

Le «star system»

Comme dans toute société, en prison, il y a des stars. On se souvient du détenu particulièrement signalé Redoine Faïd, incarcéré à la maison d’arrêt de Sequedin en tant que prévenu dans une affaire de braquage qui avait causé la mort de la policière municipale Aurélie Fouquet. Redoine Faïd, surnommé par la police «  l’Écrivain  » en raison de la parution de ses mémoires à gros retentissement médiatique en 2010, s’était évadé à l’explosif le 13 avril 2013, en prenant quatre surveillants en otage. «  Ferrara, Faïd, Carlos... Ils séduisent non seulement les détenus et les surveillants, mais aussi les avocats  », témoigne, dans Prisons de France, la directrice adjointe d’une maison d’arrêt.

Les « stars » au niveau carcéral, ceux qui sont au sommet de la hiérarchie, sont les gros braqueurs, l’évasion de détention étant un plus. «  On peut distinguer deux sous-groupes dans le star system carcéral : les grands caïds et les islamistes radicaux.  » Tout en bas de cette pyramide de la renommée, les violeurs, surnommés «  pointeurs  », qui souvent n’osent pas sortir en cour de promenade.

La Voix du Nord

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